Le 100e anniversaire du quotidien libanais francophone L’Orient-Le Jour devait être célébré en 2024, mais n’a pu l’être en raison de la guerre et des bombardements sur Beyrouth, raison pour laquelle l’Institut du Monde arabe avait organisé ce 2 avril à Paris, dans le cycle « Temps fort Liban », un événement de « rattrapage » avec la rédaction de l’OLJ.
« C’est un miracle que nous soyons toujours là après cette dernière année mouvementée, mais en réalité c’est une centaine de miracles qu’a connus le quotidien depuis sa création en 1924 », souligne Elie Fayad, co-rédacteur en chef, accompagné d’Emilie Sueur (à gauche), directrice du développement numérique, et de la journaliste Stéphanie Khoury (à droite), représentant la nouvelle génération des journalistes-reporters du journal.
Animée par Ludovic Blecher, spécialiste de l’innovation numérique de la presse et membre du CA de l’OLJ, la table ronde sur les 100 ans de l’OLJ avait rassemblé une centaine de personnes dans l’amphi du 9e étage de l’IMA, derrière les moucharabieh que perçait le soleil couchant. Pour Stéphanie Khoury, c’est « le soulagement après ces dernières années dont on sort épuisés, mais on vit avec l’idée qu’on peut replonger à tout moment ». Quant à Emilie Sueur, elle affiche sa « fierté : depuis 2019 on traverse toutes les crises mais malgré ces épreuves, les journalistes écrivent toujours, le leur est un journalisme de haute volée, et notre rédaction a fait preuve d’un esprit professionnel assez unique, fait d’objectivité, de recul sur l’événement et de sens des nuances ».
« L’OLJ, commente Elie Fayad, c’est ce que le Liban aurait pu être : de la monstruosité politique qu’est ce pays, l’OLJ a gardé le côté positif, créatif et désordonné, c’est même un journal qui incarne l’espoir ». Avec une spécificité de son lectorat : « à travers les générations il y a des constantes, nos lecteurs sont aussi Libanais que les autres, mais avec une appartenance aux valeurs que nous défendons sur tous les plans, politiques, culturels ou autres ». Ce que Stéphanie désigne comme une liberté de ton qui n’a pas changé depuis sa création.
Tous trois développent un aspect particulier du journal qui prête parfois à un malentendu, l’OLJ étant considéré comme un ilot de francophonie dans le monde de la presse arabe. En réalité, rappelle Stéphanie, à sa création le journal faisait partie d’une presse francophone très importante dans la région, avant le développement de la presse arabophone. Elie ajoute qu’au terme francophonie il préfère celui de francité, évoquant plus un état d’esprit qu’un attachement à la France même si, dit le dicton, « le tarbouche de son père est accroché à la Tour Eiffel ».
« Ecrire en français nous a donné une liberté que n’a pas un journal arabe : ça nous a toujours permis de rester en-dessous des radars et de défendre les valeurs qui nous sont propres », explique Emilie en évoquant les pressions politiques. Dans une vidéo enregistrée pour la circonstance, l’éditorialiste Issa Goraieb (ci-dessous), qui à 82 ans est un peu la mémoire et la conscience du journal, évoque cette nécessaire résilience : « il nous a fallu beaucoup de diplomatie mais aussi de résolution pour garantir le continuité du journal et la sécurité des personnels ». Evoquant explicitement l’occupation syrienne, il raconte la visite qu’il avait reçue « d’un général ou colonel syrien, venu me mettre en garde : que vous nous décriviez comme violents et barbares est moins grave, ça contribue à nous faire redouter, mais il faut éviter un péché mortel : ne touchez pas à la question alaouite ni à la personne du président ». Nous avons ignoré ces conseils, continue Issa Goraieb, nos prises de position n’ont pas changé.
Elie Fayad reconnaît tout de même que quand il n’y avait pas de censure, « c’était plus grave, il y avait l’autocensure dans les années 1990 et l’autocensure c’est très frustrant, surtout qu’on peut s’y habituer ».
La liberté de ton et l’absence de parti pris idéologique dans la rédaction ont permis à l’OLJ de couvrir régulièrement la question palestinienne sans se laisser enfermer dans un camp ou un autre. « C’est une question qui divise nos journalistes eux-mêmes, et les débats que nous avons en interne nous ont permis de devenir la tribune d’un dialogue ouvert sur la question avec, souligne Emilie, le travail de suivi quotidien et de veille permanente qui permet de donner au lecteur une information d’abord factuelle”. C’est d’autant plus important dans un monde de plus en plus polarisé sur le conflit israélo-palestinien, en Occident et France en particulier, ajoute Elie Fayad. « L’OLJ cultive la diversité en son sein, s’ajoutant au sens des nuances de la ligne éditoriale, donc nous abordons cette question avec modestie, sans certitudes et surtout sans idéologie ».
Réalisé sous la coordination d’Emilie Sueur, le gros livre illustré de 245 pages « L’Orient-Le Jour, Témoin du siècle » est un travail collectif fait à partir des archives du journal, une mine pour les chercheurs et pour tous ceux qui s’intéressent à l’histoire du Liban. Il sera mis en vente dans la librairie de l’Institut du Monde Arabe.