On a beau relire Camus, la mort d'une mère est une chose qui ne ressemble à rien et qui est totalement personnelle, donc intransmissible. J'ai vu longuement partir la mienne, elle s'est vue elle-même partir à travers plusieurs interminables mois de maladie et de paralysie.
Et ce qui m'a supris, c'est que ce n'est pas le petit garçon qui a vu partir sa mère chérie, c'est plutôt ma mère qui n'a cessé de parler de la sienne pendant des mois, de sa présence quotidienne à ses côtés, redevenant elle-même la petit fille qu'elle était restée dans son coeur et repartant très loin dans le temps, avant ma naissance.
On ne peut raconter les dialogues, ni même les imaginer, ni rien partager. Ces moments sont uniques, et le sont différemment pour chacun des enfants. Les distances tombent, non pas de parent à enfant, mais dans un grand télescopage des générations. On se sent brusquement beaucoup plus jeune et beaucoup plus vieux à la fois, comme suspendu au-dessus de la durée de sa propre vie.
Après le sentiment de culpabilité oppressant - c'est peut-être le seul point commun qu'on a tous devant la mort, quand on regrette d'avoir fait trop ou pas assez, ou pas à temps - la douleur ne veut rien dire. Le chagrin est plutôt une grande nostalgie de soi-même, de l'enfant choyé qu'on ne sera plus. Pas vraiment un regret du parent décédé, qui échappe désormais à la douleur physique, à la maladie, à la dimension du temps qui ne s'écoule pas et dont ma mère voulait tant qu'il s'arrête, qu'il lui rende sa liberté.
L'absence du défunt est compensée par une étonnante présence, comme si la distance quotidienne et habituelle avait été abolie. Je ne sais pas à quoi je crois. Je ne sais rien de la vie éternelle, et n'espère surtout pas la résurrection de corps vieillis et usés. Mais je sais que je sais qu'il y a une présence, au-delà de la mort et de la durée, et c'est l'espoir que je porte pour moi, et qui finalement nous guide tous. La mort n'est pas une défaite. Elle est un passage.