Placé en tête du Lagarde & Michard du XVIIIe siècle, le philosophe Pierre Bayle est en réalité celui qui sort du XVIIe et des guerres de religions pour déboucher sur la République des Lettres, premier embryon d'une pensée européenne, laïque et fondée sur la raison, d'où sa très grande actualité dans une Europe qui retrouve aujourd'hui des clivages religieux et communautaristes.
Le tricentenaire de sa mort en 1706 est l'occasion d'une série de manifestations européennes (colloques au Carla-Bayle en avril, à Genève en juin, à Paris en novembre et à Rotterdam en décembre), ainsi que de la publication de plusieurs ouvrages dont une grosse (684 pages...) et passionnante biographie d'Hubert Bost, à peine parue chez Fayard, et un livre très attendu de Pierre Joxe, spécialiste de Bayle, de l'histoire du protestantisme français et aussi de l'Islam en France, qui s'appellera "Pierre Bayle, David et Mahomet".
Pierre Bayle n'est pas seulement un héros positif des intellectuels protestants, et il serait dommage de le situer dans une dialectique "papistes contre anti-papistes". Au contraire, c'est un esprit libre et "raisonneur", qui s'interroge sur tout avec recul et détachement, et invente à sa manière une forme de journalisme par ses "notes" qui formeront le Dictionnaire historique et critique mais qu'il rédige au fil de l'actualité, témoin engagé de son temps et non pas théologue doctrinaire ou intellectuel abstrait. "Avant Voltaire et Zola, explique le spécialiste Hubert Bost, Bayle a inventé le rôle de l'intellectuel" qui "interpelle l'opinion publique" sur les injustices, les enjeux de la société et les méfaits du cléricalisme.
Son propre parcours est révélateur : fils d'un pasteur protestant dans une famille pauvre de l'Ariège, Pierre Bayle se convertira au catholicisme le temps d'étudier chez les Jésuites, non par opportunisme mais faute de trouver les bons arguments pour défendre sa cause, puis s'enfuira pour retourner à la religion réformée par rejet des superstitions et de l'esprit fermé de ses contemporains catholiques.
Ce qui ne l'empêchera pas, après avoir complété ses études dans la Genève calviniste, de n'avoir qu'un rêve : aller à Paris, où il parviendra après des détours en province, pour frayer librement avec des protestants et des catholiques, dont encore des Jésuites, tout en gardant une semi-clandestinité car il est relaps, c'est-à-dire ayant renié le catholicisme, donc menacé.
Il émigrera ensuite aux Pays-Bas, où il mourra finalement, mais en restant toujours un Européen avant l'heure, gardant une correspondance avec des amis au-delà des frontières, par des liens d'amitié intellectuelle et éclairée, ce qu'on appellera les Lumières. Je n'aurai pas la prétention de résumer ici les années de travail qui ont abouti à une oeuvre foisonnante et totalement actuelle : je veux juste, par cette première note, attirer l'attention sur la richesse d'un esprit trop mal connu.
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