Je m’étais promis de revenir sur la grosse biographie de Pierre Bayle, publiée par Hubert Bost (chez Fayard) et citée ici en mars. Il m’a fallu d’abord terminer sa lecture, difficile en raison de la densité du récit comme de l’érudition de l’auteur. Mais je reste frappé, au sortir de cette lecture, de l’actualité du « philosophe chrétien », comme il s’est défini dans son dernier message, et de son rôle novateur.
Ni théologien, ni historien, ni philosophe mais tout cela à la fois, Bayle est d'abord un journaliste infatigable qui croit à l’échange et à la circulation des idées, aux vertus de la polémique, à la relance incessante du lecteur par de nouvelles accroches, de nouveaux éclairages, au travail d'enquête et de recoupement de tout ce qui s'écrit, de vérification de tout ce qui se pense de faux.
Précurseur de la lecture « zapping » comme on le fait aujourd’hui sur Internet, il invente ainsi l’encyclopédie collective, notre Wikipédia, en intégrant déjà une foule de contributions d’auteurs amis dans son « Dictionnaire historique et critique ». Bien plus, il invente le lien hypertexte (HTML), écrit Hubert Bost, par un jeu de notes et de renvois qui créent un réseau d’informations croisées ; mais qui surtout, m’a un jour expliqué Pierre Joxe, autre grand spécialiste de Bayle, font passer des messages anticonformistes - et irrespectueux des idées du moment - sous des rubriques d’apparence très conformes, pour tromper les censeurs et circuler plus librement dans l’Europe troublée de l’époque. Il perfectionne cet art en citant des détracteurs, vrais ou parfois inventés, pour leur répondre ensuite, mais tout autant pour jouer de l’antagonisme des idées.
Journaliste aussi dans sa relation privilégiée avec son éditeur, qui deviendra son principal soutien financier quand il sera démis de ses fonctions d’enseignant pour avoir indisposé les notables de Rotterdam. Journaliste enfin quand il s’occupe de vérifier le rayonnement de ses écrits en multipliant les lettres, anticipant ou désamorçant les critiques, en véritable faiseur d’opinion.
Grand penseur du 17e siècle – il a vécu dans la chair et l'exil les guerres de religion, son frère pasteur est mort de privations dans une prison catholique – Pierre Bayle porte sur son temps un regard d’une grande modernité. Au lieu de se laisser enfermer dans un camp, celui des antipapistes, ou de se ranger sous un drapeau, celui des Orangistes ou de l’Angleterre comme on le lui propose, il reste fidèle à la France et à son roi, de son lointain exil des Pays-Bas.
Non par pusillanimité, comme le lui reprochent les fanatiques, mais par une vision non conflictuelle de l’Europe des nations et, plus intéressant, par une vision non confessionnelle de l’Etat et de la monarchie. En cela, le Lagarde et Michard de mon enfance a raison de le figurer en tête du 18e siècle, il est déjà le promoteur de l’idée d’un Etat laïc. Journaliste totalement engagé pour ses idées - on le définirait aujourd'hui un intellectuel militant - il a ouvert larges les portes de la pensée laïque et opposé à l'obscurantisme l'esprit des Lumières. Un combat follement actuel !
Commentaires