Je me retiens d'écrire ce que je pense du nouveau drame libanais, trop de choses sont écrites déjà et je ne veux pas ajouter à la cacophonie, au risque d'être instantanément rangé dans un camp ou un autre. Cela ne m'empêche pas de tout lire, notamment les échanges assez vifs sur le sujet que l'on trouve sur le blog-forum de Ségolène : au moins là, le débat est largement ouvert !
Mais je veux simplement dire ma tristesse pour le Liban et ce qu'il traverse en évoquant ce qui pour moi reste un symbole fort, cette maison éventrée il y a vingt-cinq ans par les obus et qui, toujours pas reconstruite, reste comme un fantôme à l'entrée du port de Tyr, objet de toutes les convoitises locales mais prudemment laissée en l'état par ses propriétaires.
Une maison pas comme les autres, fière et d'architecture libanaise traditionnelle avec ses mandaloun, les porte-fenêtres en ogive à l'étage, que j'avais retrouvée en mars dernier. On voit toujours le ciel à travers le toit dévasté, quelques planches et des briques ont été placés ça ou là pour colmater les brèches. Symbole de l'endurance de ce pays, la maison est située à l'entrée nord du port, dos à la mer, côté chrétien.
Car Tyr est, depuis toujours, divisée en quartiers bien distincts : d'un côté, côté mer, des maisons chrétiennes autour de quelques églises et du port de pêche, blotties les unes contre les autres et reliée par des ruelles voûtées. Une majorité de pêcheurs sont chrétiens, comme on le voit par le nom des barques (ici : Saint Charbel) et par le petit sanctuaire à la Vierge placé sur le bout du quai.
De l'autre, côté terre, les maisons chiites autour de leurs mosquées, du marché et des commerces. Une imbrication séculaire, témoignant à la fois de la coexistence des cultures et du fait que Tyr a toujours été une zone de partage et d'affrontements.
Un bateau phénicien, posé sur le côté du port pour je ne sais quelle raison contemporaine (un film ? un festival improbable ?) vient rappeler que Tyr était autrefois une île phénicienne, le dernier réduit de la résistance phénicienne face à l'invasion d'Alexandre. Celui-ci, meilleur combattant sur terre que sur mer et redoutant la flotte phénicienne, avait pris son temps, faisant construire une digue pendant des mois pour arriver à pied sec jusqu'à Tyr, faisant fuir les Phéniciens qui étaient partis fonder Carthage en Tunisie et massacrant les survivants...
Ensuite Tyr a prospéré à nouveau, devenu port des Croisés, de Saladin, de tous les conquérants successifs mais surtout débouché sur la mer de toute la riche production agricole du sud Liban. Les deux immenses plages qui bordent l'isthme, l'ancienne digue d'Alexandre, donnent au site un caractère unique, avec la barrière de collines en fond de paysage qui matérialise la frontière israélienne. La grande plage qui part au sud a caché pendant des décennies deux grands camps palestiniens, immenses bidonvilles devenus progressivement des amas de constructions hétéroclites mais de plus en plus voyantes. Il y a vingt ans, lorsque la milice chrétienne de Sadd Haddad contrôlait la bande frontalière pour le compte de Tsahal, elle tirait au canon sur Tyr et ses camps palestiniens, mais pas avant une heure de l'après-midi : on pouvait s'y baigner jusqu'à midi, nageant au-dessus des voies pavées romaines et des colonnes à trois mètres de profondeur avant de se rafraîchir d'un arak dans un minuscule restaurant au bout de la plage.
Aujourd'hui, le petit restaurant en planches est devenu un vilain et moderne rest-house pour les personnels des organisations internationales, flanqué d'un monument aux morts de la FINUL (mentionné ce matin dans le remarquable papier, "Tyr tendu", de l'envoyé spécial de Libé au sud Liban). Nécessaire mais bien dérisoire par rapport aux milliers de morts sans tombeau de cette région, libanais et palestiniens. mais il faut bien rendre hommage aux milliers de militaires étrangers qui ont participé à cette force "intérimaire"... depuis 1978 et dont certains ont donné leur vie pour la paix au Liban.
La guerre n'est pas finie. Mais l'âme libanaise demeure, et le fantôme veille à l'entrée de Tyr.
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