Le roman de Ron Leshem, "Beaufort", dont Joseph Cedar a tiré un film qui a eu un Ours d'argent à Berlin, n'est pas seulement celui d'une génération de jeunes militaires israéliens sacrifiés à l'absurdité de la guerre. Il est celui de tous les jeunes sacrifiés dans tous les conflits, et plus encore dans ce lieu infiniment symbolique qu'est le château de Beaufort au Liban.
Forteresse nabatéenne, puis sans doute fort romain avant de devenir la citadelle des croisés qui lui ont donné son nom, le château de Beaufort a connu plusieurs armées encore au 20e siècle avec les Ottomans, les Français, les Britanniques. Puis les Palestiniens, le Hezbollah, et deux fois déjà l'armée israélienne ; le fort a été conquis et perdu cent fois dans son histoire.
Et pourquoi cet acharnement à contrôler une citadelle dont il ne reste que des morceaux de rempart, pilonnée depuis des années par tous les types d'obus, de roquettes et de missiles et encore un peu plus détruite en 2000 lorsque Tsahal s'est retiré ? Parce que ce fort est sur un piton qui verrouille toute la région. C'est au pied de ce promontoire naturel que le fleuve Litani, qui coule plein sud en descendant de la Bekaa, fait brusquement un coude à 90° pour partir plein ouest vers la Méditerranée. Ce coude, creusé pendant des milliers d'années, est un canyon abrupt, une frontière naturelle.
En haut, les hauteurs d'Arnoun dominent tout le sud du Liban avec Marjayoune, Qlaya et Khirbe, jusqu'à la frontière israéliennes. En fond d'un paysage très dégagé, très sec avec quelques cultures, le massif de l'Arkoub à gauche et le mont Hermon à droite. Qui tient cette position voit tout passer, comme sur une carte géographique. Il suffit d'y être posté avec des jumelles et un poste radio ou un téléphone, ce qu'ont fait des générations de soldats de tout poil, jusqu'à cette section décrite par Ron Leshem, commandée par Erez, un lieutenant de 22 ans.
J'avais visité le fort en juin 1981, quelques jours avant une nouvelle poussée israélienne au sud Liban. Il était occupé par des combattants palestiniens d'à peine 17, 18 ans pour certains. Mélangés, des miliciens du Fatah et du FPLP, ceux-ci abritant même un ou deux "révolutionnaires" européens qui n'avaient pas souhaité s'exprimer. L'endroit était oppressant de silence, il n'y avait même plus d'oiseaux. La guerre était palpable, sa pression étouffante, il m'avait fallu des kilomètres après Nabatiyeh pour retrouver une atmosphère apaisée.
Contraste saisissant entre les tranchées, les trous à rats où se terraient les jeunes combattants, et cette impression aérienne qu'on avait en se penchant sur le paysage, mais très rapidement pour ne pas se faire repérer. Un enfermement, une incertitude de tous les instants superbement décrit par l'écrivain israélien qui évoque ces "ruines de la quatrième guerre mondiale".
Je n'ai pas vu le film qui en a été tiré. J'irai sans doute, mais en lisant on peut choisir ses images, et j'ai lu le roman sans mettre leur uniforme vert olive, couleur de Tsahal, à ces combattants perdus sur leur piton. J'ai pensé à tous les jeunes qui s'y sont succédé, craignant les mêmes bombardements, attendant les mêmes relèves. Les uns face au sud, les autres face au nord, mais plus souvent terrés dans l'obscurité. Alors que l'Europe enterre ses derniers poilus, survivants des tranchées, il y a encore au Proche-Orient des tranchées où l'on vit et meurt à vingt ans, souvent sans même savoir pourquoi.
Beaufort, Roman. Le Seuil, 346 p.
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