Je m'étais promis d'aller voir le film après avoir lu le livre. "Beaufort", beau film de guerre, confirme mon appréhension : le film réduit toujours l'épaisseur du roman, et ce n'est pas parce que le réalisateur porte un nom de cèdre que John Cedar s'est aperçu qu'il était au Liban ni qu'il a su restituer les subtilités de Ron Leshem sur la guerre en général et le sacrifice qu'on demande aux jeunes de vingt ans tels que les avait si bien décrits par l'écrivain, et dont seule une poignée reviendra de Beaufort assiégé.
Sans enlever à la force du témoignage, car les acteurs sont très vrais dans leur souffrance physique et surtout morale, le film est clairement connoté, avec le drapeau israélien qui flotte fièrement sur le vieux château jusqu'à ce que l'explosion finale fasse disparaître dans un bouquet de feu ce qui n'était déjà plus depuis longtemps un monument historique. Parmi les spectateurs qui applaudissaient dans la salle parisienne où j'ai été le voir, je me suis demandé combien avaient compris que le roman n'était pas un témoignage à la gloire de Tsahal mais un questionnement critique de l'engagement israélien au Liban, dans la veine d'une littérature israélienne qui ne se laisse pas arrêter par la censure militaire pour poser les vraies questions, comme elle le fait aujourd'hui encore sur les opérations militaires à Gaza.
Mais commençons par dissiper un malentendu : ce que Tsahal a fait sauter en 2000 n'était déjà plus qu'une forteresse en ruines, de surcroît recouverte d'une avalanche de béton entre 1982 et la fin de l'occupation israélienne. Si l'UNESCO faisait un décompte scientifique des outrages infligés au monument croisé, elle verrait que les obus, les bombes et les missiles de tout type ont été généreusement déversés sur ce piton fortifié depuis des générations, et que les responsabilités de sa destruction sont à partager
généreusement entre tous les camps. Voir les très belles photos des ruines du fort sur le site de Maxime Goepp.
En revanche, le film apporte une dimension intéressante en ce qu'il restitue bien le "jeu de Go" que représentent les batailles des nouvelles guerres asymétriques. Il n'y a plus d'ennemi désigné, à part le "salopard" générique identifié ici comme étant le Hezbollah, mais qui était le milicien palestinien quand Tsahal a pris ce fort d'assaut en 1982. Plus de Convention de Genève non plus, et le général blessé dans cet assaut raconte à l'un des défenseurs du fort en 2000 qu'ils n'avaient pas fait de prisonniers en 1982 car personne ne s'était rendu, façon de dire qu'ils avaient tué tout le monde.
Dans ce "jeu de Go", l'enjeu est de limiter se propres pertes en réduisant la marge de manoeuvre de l'adversaire. Beaufort est un point haut, un carrefour sur le damier, et les combattants doivent y rester terrés, quitte à ravaler leur frustration de ne pas aller faire des expéditions punitives contre ceux qui leur envoient des missiles. La victoire n'est plus de détruire l'adversaire, mais de durer en limitant ses pertes. Un peu ce que font les Américains en Afghanistan lorsqu'ils cantonnent leurs forces dans des bases fortifiées et donnent la priorité à la troisième dimension pour aller fraper un adversaire plus à l'aise sur le terrain puisqu'il se fond dans la population.
Préfiguration aussi de ce que sera le combat urbain futur, le foisonnement de caméras et de capteurs, avec une "salle de jeu" centrale surveillant tout sur des écrans et donnant en permanence par haut-parleur les alertes : "départ d'obus !", "impact !" Tandis que des mannequins montent la garde sur lers remparts, les soldats restent accroupis derrière des protections de béton et scrutent le paysage avec des caméras infra-rouge à vision déportée. Un autre type de guerre, où la qualité première n'est plus l'héroïsme dans l'action immédiate mais l'endurance et la capacité à encaisser les coups. Donc la force morale plutôt que le goût du risque.
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