Je ne veux pas laisser mai partir sans saluer une dernière fois Mai 68 et tourner la page de notre jeunesse en ce quarantenaire, au risque de passer pour un ringard nostalgique aux yeux de nos ados d'aujourd'hui, même si tout a déjà été dit et écrit sur le sujet.
J'avais dix-huit ans alors, juste dix-neuf en plein mois de mai, j'étais en deuxième année de Sciences Po. Trop jeune, trop vite, trop tôt, pas assez mûr pour affronter le monde. Et pourtant une grande attente, une grande curiosité, une grande envie de découvrir le monde, dans une société en noir et blanc, paternaliste, figée et étouffante.
Mai nous est tombé dessus sans prévenir, brusquement. Les événements de Nanterre nous étaient à peine parvenus quand les gauchistes ont fait irruption à la Sorbonne. Et d'un coup la machine universitaire s'est grippée, bloquée, le monde adulte s'est arrêté, un vide béant, impensable, sans réponse à nos questions.
Etudiant sans révolte, j'ai appris la démission collective, la lâcheté des politiques, la démagogie des enseignants qui disaient nous comprendre alors que nous n'y comprenions rien. Jeune garçon bien élevé, j'ai appris à mentir à ma mère en expliquant au téléphone que le boulevard Saint Germain était à feu et à sang et qu'il valait mieux que je passe la nuit sur place plutôt que d'être pris dans une manifestation forcément violente. Une bonne excuse pour faire du tourisme nocturne, de Sciences Po à la Sorbonne et de la Sorbonne à l'Odéon.
Elu au Conseil étudiant présidé par Alain Barrau, j'ai appris la politique et ses compromis, le balancement circonspect rythmant d'interminables discussions et culminant avec cette motion de synthèse unique, entre révolutionnaires et modérés, grâce à laquelle le drapeau rouge et le drapeau tricolore ont coexisté sur la façade de la rue Saint-Guillaume.
Volontaire pour le service d'ordre, j'ai appris le maniement des armes et le contrôle de la violence, armé de mon casque de mobylette, d'un sifflet, d'une matraque et d'un couvercle de poubelle, avec pour consigne héroïque : "si les fachos d'Assas ou les gauchos de Médecine déboulent, tu siffles et tu fermes les griles en vitesse".
Volontaire ensuite pour être secouriste à la Sorbonne, j'ai découvert le noyautage en me faisant éconduire par un service d'ordre pris en mains par des Trotskystes nettement plus âgés, malgré ma blouse de chimie sur laquelle j'avait peint des croix vertes pour faire "médical".
Plus observateur qu'acteur, faute d'être pris au sérieux, j'ai appris le journalisme en parcourant les manifestations avec ma petite caméra 8 mm, grimpant jusqu'en haut d'une grue pour filmer en panoramique un immense cortège qui descendait le boulevard du Montparnasse, et en prenant des notes sur les débats les plus enfiévrés.
Ne fumant pas encore, j'ai appris la pollution dans la salle enfumée de l'Odéon où la densité des cigarettes faisait un halo bleu à la lumière des projecteurs - avant d'être asphyxié lâchement par un nuage de gaz lacrymogène remontant tout seul le boulevard Saint Germain désert et de me faire secourir à l'infirmerie de l'amphi Rosa Luxemburg, ci-devant Emile Boutmy.
Armé d'un transistor pour suivre les points chauds, l'oreille collée sur Europe 1, j'ai appris l'impact de la communication avec les mots d'ordre et les appels aux rassemblements, jusqu'à ce que la dynamique s'inverse avec le discours du 30 mai du général De Gaulle qui a sonné la fin de la fête et a "fait sortir les bourgeois du 16e".
Et finalement, j'ai appris la gueule de bois avec la récupération du mouvement par les professionels du syndicalisme, du discours par les politiques, de la rue par les forces de l'ordre, et le retour de bâton des professeurs nous faisant payer ensuite leur propre pusillanimité.
Mais j'ai appris ainsi plus en un mois qu'en des années d'études : pour ces leçons de vie, ce sentiment d'avoir vécu un événement unique et traversé un mois de mai historique, pour la densité intacte de tous ces souvenirs, je remercie encore aujourd'hui tous ceux qui nous l'ont fait traverser : merci Daniel C-B, merci Alain G, merci Jacques S, merci à tous les autres !
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