Pierre Joxe n’est pas un retraité nostalgique, ressassant ses souvenirs après son retrait de la politique active en 1993. C’est plus que jamais un militant actif au service de la république et de la démocratie, tourné vers l’avenir, et son dernier livre, “Cas de conscience” (Ed. Labor et Fides), est une charge passionnée contre les dérives actuelles, avec un éclairage particulier sur les interventions militaires de la France.
De son service militaire en Algérie en 1960, où il était chargé de censurer “L’Echo d’Alger” qui appelait à la sédition, jusqu’à son combat solitaire en 2009 au Conseil constitutionnel contre la nomination des présidents de France Télévision et de Radio France par le président de la république, il nous raconte sans complaisance les cas de conscience qu’il a vécus, où les contraintes politiques n’autorisaient pas à transiger avec les principes.
Juriste rigoureux (il sera président de la Cour des Comptes) autant que politique engagé (député puis chef du groupe PS à l’assemblée, deux fois ministre de François Mitterrand), parfaitement conscient du caractère inconfortable de cette double qualité, Pierre Joxe n’est pas du genre à faire semblant. Avec François Mitterrand, qu’il soutient et respecte (voir son précédent livre "Pourquoi Mitterrand ?", 2006), c’est la pratique difficile de l’ambiguïté présidentielle qui occasionne des conflits, dont il retrace certains ici.
Pour autant, ce livre n’est pas liste de ses états d’âme – il en a eu beaucoup, comme l’annonce du moratoire sur les essais nucléaires en 1993, où Mitterrand l’a mis un peu devant le fait accompli, mais qui avait été faite pour raisons politiques par un premier ministre aujourd’hui disparu, raison sans doute de sa discrétion aujourd’hui. Il ne parle pas non plus de l’affaire Greenpeace qui l’opposa à Charles Hernu, sans doute parce que le cas de conscience ne se posait pas de son côté.
Je ne vais pas résumer un ouvrage très dense et laisse au lecteur le plaisir de lire quelques lignes ravageuses sur Silvio Berlusconi, “génie de la vulgarité télévisuelle” auquel François Mitterrand accorda un peu naïvement sa confiance pour la création de la “5”, contribuant par ce soutien financier à “fabriquer l’un des dirigeants les plus cyniques de la droite en Europe” ; ou sur Michel Charasse, “ministre auvergnat du budget” et défenseur des “bandits manchots” et des casinos.
Je préfère m’intéresser à un chapitre toujours très actuel sur la responsabilité et la liberté d’action de la France dans ses opérations extérieures (OPEX). Alors ministre de la Défense, Joxe (à droite, © ECPAD) s’est opposé à Mitterrand qui s’était laissé convaincre par le secrétaire d’Etat à l’action humanitaire Bernard Kouchner de participer à l’intervention militaire américaine “Restore Hope” en Somalie. Opération qui a commencé par un débarquement hautement médiatisé en décembre 1992 et s’est terminée par un “crime humanitaire”, selon l’expression empruntée à Rony Brauman, “consistant à tuer à la mitrailleuse des dizaines de civils dans les rues de Mogadiscio” avant un retrait honteux. D’autant que, avait-il expliqué en vain au président, il était abusif de parler de famine alors que la Somalie “exportait des milliers de tonnes de bananes” mais était soumise à un régime féodal et corrompu.
Ayant toutefois convaincu le président de lui laisser gérer la participation militaire française en tout indépendance de l’opération américaine, “nos troupes n’ont été engagées ni dans le show américain initial, ni dans les massacres finaux”.
Le contingent français, deux mille hommes commandés par un expert de l’Afrique, le général Delhomme, furent donc déployés à l’ouest, à Hoddur et Baidoa, loin de la capitale.
Joxe, qui avait pris ses fonctions en pleine guerre du Golfe en 1991 (voir page ci-contre sur cette guerre) après la démission de Chevènement, avait assisté impuissant au massacre des Kurdes et Chiites, “que les Etats-Unis avaient incités à se révolter”, par un Saddam Hussein libéré par le cessez-le-feu qui avait mis fin à “l’offensive de cent heures”. Il en avait conclu : “nous bénéficiions donc de cette expérience fraîche, une expédition militaire n’est jamais la source d’un changement démocratique”.
Les faits lui ont donné raison puisque le 3 octobre 1993, alors qu’il avait quitté le gouvernement depuis mars, “l’armée américaine s’est engagée dans l’engrenage infernal qu’elle avait monté”. Une opération des forces spéciales, mal montée, s’est terminée par une “guérilla urbaine et finalement à un sanglant fiasco : dans cette bataille de Mogadiscio (retracée par le film "Le faucon noir"), 18 soldats américains et près d’un milliers de Somaliens trouvèrent la mort, pour la plupart des civils”.
Un chapitre à relire pour réfléchir sur les engagement actuels de la France, et pour découvrir aussi cette confidence : c’est au cours de sa visite à Baidoa, où il a eu un dîner passionnant avec trois aumôniers militaires, catholique, protestant et juif, qu’il a “résolu de nommer des aumôniers musulmans dans l’Armée”. Une décision qui prendra du temps à être concrétisée, mais qui est une réalité depuis 2006.
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