Le livre publié en février dernier par la journaliste Florence Aubenas, “Le Quai de Ouistreham”, a fait l’objet de suffisamment de critiques élogieuses pour que je ne me sente pas obligé d’en rajouter. Malgré tout, je veux dire en quelques lignes combien elle m’a touché par son témoignage, et combien je recommande cette lecture.
Florence Aubenas a pris le parti, quand tout le monde a commencé à parler de la crise en 2009, d’aller la découvrir à Caen, en se mettant dans la peau d’un demandeur d’emploi sans qualification, un reportage de six mois à faire des ménages, passer l’eau de javel par terre, brosser les chiottes et vider les poubelles, sans jamais faire semblant ni tricher avec la réalité.
Très modestement, elle rappelle qu’elle n’est pas la première à se dissimuler dans la peau d’un SDF, d’un noir – ou d’un immigré turc comme l’allemand Guenther Wallraff, auteur de Tête de Turc (Ganz Unten – Tout en dessous) en 1985 après deux ans de galère comme faux immigré, maquillé en “Ali”.
Mais comme les autres écrivains qui ont choisi cette façon authentique de témoigner sur les plus déshérités, elle a littéralement plongé dans le dénuement, dans la crasse, dans le froid, dans la fatigue des horaires impossibles à enchaîner des heures de ménage sans dormir de nuit complète, pour que son témoignage sur le chômage et la précarité soit réellement vécu de l'intérieur.
Cette histoire finit bien : Florence s’était donné comme aboutissement du reportage le fait de décrocher un CDI. Elle a eu la chance – et bien sûr le mérite – d’y arriver en six mois de galères indescriptibles, qu’elle arrive à décrire avec un réalisme poignant. Elle y est arrivée parce qu’a joué son ressort moral – elle l’a prouvé dans d’autres épreuves de sa vie professionnelle – et son éducation. C’est même un record, en pleine crise, de décrocher un CDI en six mois quand on est agent de nettoyage sans qualification.
Cette fin heureuse n’enlève rien à la dureté du parcours et donne de la consistance à cette galère que vivent ceux qui n’ont rien, que le droit de remercier quand on leur donne un travail impossible en leur payant une heure pour deux heures effectuées, et en leur demandant en plus d’avoir leur véhicule pour arriver aux heures nocturnes de travail des équipes de nettoyage, ou entre deux rotations pour nettoyer un car-ferry.
L’impression est celle d’une course éperdue, du Pôle emploi aux stages de formation et aux agences d’intérim, des agences de placement aux entretiens d’embauche répétitifs et décourageants, d’un travail à l’essai à un remplacement, sans jamais s'arrêter, sans jamais trouver de réconfort. Mais l’écriture n’est pas misérabiliste, elle est un étonnant mélange d’humour et d’humanité, et les personnages réels ont des réparties qui dépassent le roman. Florence Aubenas sait écrire, et c’est aussi un plaisir de la lire.
Ainsi cette vieille femme de ménage, Fanfan, autrefois syndiquée, qui raconte ses démêlés avec ses camarades du syndicat. Tel qui lui explique que pour diriger la section des “précaires” qu’elle a aidé à organiser, on va mettre un diplômé : “on ne peut quand même pas envoyer une caissière ou une femme de ménage aux réunions !”
Le mépris pyramidal, celui d’être au-dessous de tout (Ganz Unten), elle le décrit avec minutie. Le pire est peut-être celui des travailleurs du bas de l’échelle pour les sans emploi, avec cette réflexion très dure entendue lors de la grande manif anti-crise du 19 mars 209 : “là-dedans (dans la foule des manifestants) il y en a au moins 80% qui ne nous aiment pas, nous les chômeurs…”
Le Quai de Ouistreham, Ed. de l’Olivier, 270 pages.
Commentaires