Le roman de la toute jeune Silvia Avallone, “Acciaio” (“D’Acier” dans l’édition française) a fait du bruit : décrivant la réalité dramatique des adolescents de la ville industrielle de Piombino en Toscane, entre des parents résignés ou broyés par l’aciérie, des jeunes aux prises avec la drogue et l’absence totale d’horizon, elle a provoqué une petite polémique dans la région.
Le succès littéraire est arrivé, propulsant le premier roman d’un écrivain de 25 ans dans les best-seller en Italie et déjà en France, où il a été traduit et consacré prix des lecteurs de l’Express. Preuve d’un indiscutable talent, qu’on vérifie en lisant le roman d’une traite, impossible de le lâcher. Une écriture crue et minutieuse dans la description visuelle, une compréhension très fine de la psychologie des pré-ados et des ados, une trame qui prend et vous fait suivre avec angoisse l’itinéraire aventureux de deux fillettes de 13 ans qui deviennent adolescentes et découvrent leur corps, puis des deux filles de 14 ans qui jouent à cache-cache entre elles et avec les garçons, au risque d’y perdre leur amitié, avec une fin qui n’en est pas une, ou un nouveau départ, ou la suite de la vraie vie où rien n’est écrit d’avance…
Le fond de scène, c’est l’usine sidérurgique en déclin, un dernier haut-fourneau encore en fonction, allumé nuit et jour, des ouvriers écrasés entre un travail pénible et la menace du licenciement, pères médiocres et résignés qui finissent dans l’alcool ou accidentés du travail, jeunes mères enceintes à seize ans et qui à trente ans sont déjà de vieilles femmes, enfants déboussolés et livrés à eux-mêmes ou au contraire surprotégés, voire battus…
Une ambiance dramatique, le temps qui passe avec ses renoncements successifs, les rêves qui s’effilochent et disparaissent ; seule l’amitié reste une valeur sûre, quand elle survit aux crises sentimentales. Anna et Francesca sont comme deux bouées dans une mer hostile qui surnagent et restent toujours visibles, repères lumineux dans un paysage souvent glauque.
Précisément, derrière l’œuvre littéraire, la fresque sociale a suscité une levée de boucliers chez les habitants de Piombino, même et surtout chez ceux qui n’ont pas lu le livre, avec articles scandalisés, notes critiques ou incendiaires sur le net.
Le maire lui-même s’est cru obligé de se fendre d’une déclaration pour faire remarquer que sa belle ville ne correspond pas à la vision excessivement dramatique suggérée par Silvia Avallone.
Procès absurde, un roman n’est pas documentaire. Du reste il existe des brochures publiées par le syndicat d’initiative, dont le rayonnement ne dépasse pas la province, où les usines ne figurent jamais dans le paysage où le bleu de l’île d’Elbe se reflète dans le bleu de la mer, où l’on montre la pointe avec Piazzale Bovio mais on cache le port surplombé par l’usine (voir plus bas). Décrire Piombino en carte postale, c’est coloriser un noir et blanc où la réalité dépasse parfois la fiction : par rapport au livre la ville s’est davantage mondialisée, avec les Russes et les Indiens au capital de l’usine sidérurgique, les Ukrainiennes comme “badanti”, entre aides-soignantes et dames de compagnie, la cohorte des immigrés dont certains ont ouvert leurs échoppes, boutiques et restaurants.
Silvia n’a rien inventé, tout juste a-t-elle romancé, ce qui est le propre d’un roman. L’île d’Elbe au loin reste la destination des touristes riches, alors que les plages de Piombino restent aussi populaires que les fêtes de l’Unità restent communistes, dans ce morceau de Toscane ouvrière et rouge où “Refondation communiste”, les archéo-communistes, pavoise encore avec la faucille et le marteau.
Dans une remarquable interview sur le site wuz.it l’auteure accepte de donner quelques clés de compréhension. Ayant elle-même vécu dans cette ville, elle a inventé des sites comme la Via Stalingrad mais elle tenait “à parler de la province industrielle, une partie de la réalité italienne qui est importante même si elle est totalement ignorée par la télévision”. Non, elle n’a pas voulu faire de misérabilisme mais elle aime “la littérature qui parle des perdants, des paumés, des oubliés” et veut donner ainsi une voix à ceux qui ne savent pas se faire entendre.
Pour autant, elle n’a pas voulu enfermer les personnages sous des étiquettes, et l’amour des deux adolescentes n’a rien d’une relation spécifiquement homosexuelle mais est plutôt une amitié fusionnelle, une complicité qui va survivre aux épreuves du temps. Et de préciser que les personnages sont inventés et qu’il n’y a rien d’autobiographique. Sauf qu’il y a dans le récit une Lisa qui est un peu le témoin de la relation tendue entre Anna et Francesca, et qui annonce qu’elle veut écrire leur histoire. Clin d’œil…
Du reste, dans un autre commentaire signé econolitica, le blogueur se souvient d’avoir assisté à une passionnante leçon de philosophie donnée par la future écrivaine à l’occasion d’une grève au lycée contre un énième projet de réforme de l’éducation. Il reconnaît les paysages qu’il longeait tous les matins en passant devant l’usine pour aller à l’école, mais estime que Silvia a voulument exagéré : “elle a voulu écrire un roman extrême, pour choquer les esprits bien-pensants, en leur jetant au visage ce qu’est la vraie vie au dehors des salons aisés”. Elle a voulu “raconter une réalité exagérée, exaspérante, scandaleuse, et la présenter comme la normalité, mais ce n’est tout simplement pas la réalité”.
Peu importe, au fond, que quelques Piombinais se soient sentis vexés. Le port industriel toscan est désormais au cœur du buzz, et vient de gagner une notoriété certaine. Au détriment de son patrimoine touristique, car évidemment personne ne voudra venir bronzer à l’ombre des cheminées brûlantes…
- Acciaio, Silvia Avallone, Ed Rizzoli, 2010, 357 p.
- D’Acier, Silvia Avallone, Ed Liana Levi, traduit par Françoise Brun, avril 2011, 387 p.
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