Entretien avec Pierre Julien - RTL
Pierre Julien, spécialiste aéronautique et défense de RTL, qui a été notamment président de l’association des journalistes de la presse aéronautique (AJPAE), a participé à la couverture de presse de la guerre du Golfe en 1990-91.
Avec la hauteur de celui qui est familier de la dimension aérienne, mais aussi avec une vision terrain de la dépollution de Koweït City à peine libérée.
Un recul suffisant pour voir aussi que, derrière le conflit entre forces militaires se déroulait un autre affrontement, celui des grands médias…
En tant que spécialiste, vous étiez prêts à partir pour couvrir la guerre du Golfe ?
- Par malchance, j’ai raté de très peu le début de la guerre du Golfe en août 1990. J’étais parti en vacances en Malaisie fin juillet, par le vol de British Airways qui faisait escale à Koweït City. Quand j’ai appris à la radio, du fin fond de l’Asie, que Saddam avait envahi le Koweït, je me suis rendu que j’avais fait un double ratage de journaliste : je n’étais pas à Paris pour couvrir l’événement et j’avais pris une semaine trop tôt le BA149 qui est resté bloqué à Koweït par l’invasion et dont on dit qu’il transportait des SAS britanniques… Et pour ajouter à mon désespoir, je me suis rendu compte que le vol en Jaguar biplace qu’on m’avait proposé de faire à mon retour de vacances allait tomber à l’eau pour cause de guerre !
Mais ce n’était que partie remise, la guerre allait durer…
- Oui, sauf qu’à mon retour Paris, RTL avait déjà dépêché des envoyés spéciaux sur la zone, dont mon camarade Jean-Benoît Vion. D’autres ont suivi, dont Bernard de la Villardière vers la fin du conflit, lequel s’est fait arrêter par les Irakiens en remontant la route au nord de Koweït City, avec une quinzaine d’autres journalistes.
Vous étiez hors jeu ?
- On m’a dit : toi tu es le spécialiste, on va te garder à la rédaction, on a besoin de toi pour faire le tri de l’info, les analyses et les synthèses. Etant spécialiste aéronautique, j’ai surtout commencé par faire des papiers sur l’interdiction aérienne, sur l’embargo aérien contre l’Irak, sur le groupe aéronaval du Clémenceau… Ce qui ne m’empêchait pas de donner un coup de main sur le reste, et c’est ainsi qu’à la veille de Noël je me suis retrouvé à Mourmelon pour saluer le départ du 4e Dragons, départ plusieurs fois différé en dernière minute. Mais j’étais surtout le spécialiste de la dimension aérienne, ce qui m’a donné un regard un peu différent sur les opérations.
Vous étiez quand même pénalisé par rapport à ceux qui étaient sur le terrain ?
- Paradoxalement, non. Les aviateurs en Arabie saoudite étaient isolés sur le petite base d’Al-Ahsa, en plein désert entre Riyad et Dahran, alors qu’à Paris nous étions informés par nos contacts dans l’armée de l’air et avions des briefings organisés par le Sirpa Air. Et lorsque l’offensive aérienne a été lancée le 17 janvier, nous avons eu beaucoup plus d’informations à Paris que ceux qui étaient à Riyad. Par exemple lorsque 4 jaguars ont été touchés lors la première mission sur l’aérodrome d’Al-Jaber au Koweit, j’ai été interrogé et, par mes contacts chez les opérationnels, j’ai appris qu’un des avions avait été touché par un Sam-7 et qu’il n’était plus en état de voler, contrairement aux communiqués qui minimisaient les dégâts. J’aurai la satisfaction, quelques semaines plus tard, d’apercevoir l’appareil sur sa base saoudienne car on soulèvera sa bâche pour moi, et de constater qu’il est effectivement en très mauvais état.
Quelle était la préoccupation des responsables sur la couverture des médias ?
- On était très inquiet d’une hypothèse de capture d’un pilote si son appareil était abattu et qu’il arrivait à s’éjecter. Je pense qu’on redoutait une exploitation médiatique par les Irakiens, comme ils avaient commencé à le faire avec des pilotes de Tornado britanniques abattus. Je me souviens que Jean-Louis Bianco nous avait convoqués à l’Elysée pour nous donner les recommandations de la présidence en, cas de capture d’un pilote : une couverture de presse aussi low-profile que possible, pas d’image des pilotes, pas de retransmission d’interviews que pourraient diffuser les Irakiens. Il fallait éviter absolument de servir de relais à la propagande de Saddam Hussein.
Donc l’information à Paris était plus équilibrée ?
- Pas toujours ! On a été un peu surpris quand le Sirpa central, qui verrouillait l’information, a donné la parole à des spécialistes, officiers supérieurs ou généraux, exclusivement de l’armée de Terre, avec une vision assez parcellaire et pas interarmées des choses. Et l’armée de l’air n’avait pas non plus l’autorisation de communiquer comme elle l’aurait souhaité. Mais entre spécialistes aéronautiques, nous avions nos entrées chez les aviateurs et nos propres spécialistes, ce qui n’était pas sans risque : mon confrère Germain Chambost, envoyé spécial en Arabie saoudite et ancien pilote de l’armée de l’air, s’était fait traiter de « traître » pour avoir fait un briefing aux autres journalistes sur l’AS30-laser… Et en fait à Paris nous étions privilégiés par rapport aux envoyés spéciaux sur le théâtre d’opérations, car nous avions accès à l’information de contexte, le background.
Et comment étaient organisés les briefings pour la presse ?
- En fait, les rédactions avaient elles-mêmes embauché des spécialistes. La « 5 » avait pris le général Bernard Capillon, RTL avait pris le colonel Jean-Louis Dufour, qui allait puiser ses informations à l’état-major des armées. Mais avec un prisme bien terrestre et même très infanterie de marine. Lorsque l’offensive terrestre a démarré, il a prédit un engagement long. Du côté des spécialistes « Air », nous pensions au contraire, compte tenu de tout ce que nous savions sur les bombardements massifs, que l’armée irakienne était au tapis et ne pourrait pas résister longtemps, donc que ce serait rapide. C’est ce que j’avais dit à ma rédaction mais il y avait sans doute une volonté de l’état-major de dramatiser la situation au cas où il y aurait des pertes dans l’engagement terrestre.
Vous vous sentiez manipulés ?
- Comment ne pas dire : oui… Certes, finalement avec le SIRPA les rapports étaient plutôt bons, mais c’était à nous de faire la part du vrai et du faux et surtout de compléter l’information qu’on nous donnait en recoupant par nos propres sources. Avec parfois des coups de chance…
En trouvant des informations secrètes ?
- Non, en interrogeant des témoins. Le téléphone fonctionnait. Quand la RAF s’est retrouvée avec quatre Tornado au tapis (elle en perdra deux autres), j’ai réussi à avoir au téléphone un pilote de Tornado sur la base de Al-Muharraq à Bahrein, ne donnant que son grade et après avoir reçu l’accord de sa hiérarchie, il m’a expliqué le risque qu’ils avaient pris au départ : pour échapper aux radars irakiens, comme nos pilotes de Jaguar, les avions volaient le plus bas possible, au ras du sol. « On connaît la hauteur des chameaux », m’a raconté le pilote britannique. Mais en volant trop bas, les appareils étaient à portée de la DCA légère et des missiles à courte portée. Philippe Labro, mon directeur de l'antenne à RTL, a d’abord cru que j’avais « pompé » une interview de la BBC. J’ai dû lui expliquer que j’avais fait l’interview moi-même…
Finalement, ce n’était pas frustrant de couvrir la guerre du Golfe de si loin ?
- Il fallait des spécialistes à Paris, mais j’étais bien sûr très frustré. A force d’insister, j’ai obtenu que ma rédaction m’envoie sur le théâtre… mais nous avons tous été surpris par la rapidité du cessez-le-feu. L’armée irakienne s’est effondrée encore plus vite que prévu, sauf la garde républicaine. Pour autant, rien n’était terminé puisqu’il restait à consolider et vérifier le cessez-le-feu, déminer le Koweït et rassurer les pays du Golfe, sans parler de remballer notre dispositif et de faire repartir les militaires français.
Il restait donc des reportages à faire sur le terrain ?
- Et comment ! J’ai donc été sur place du 22 mars au 8 avril, et j’ai parcouru le théâtre d’opérations dans tous les sens. Je suis donc parti en C-130 d’Istres à Riyad, pour repartir aussitôt en Nord 262 pour Al-Ahsa où je voulais retrouver mes amis les pilotes de Jaguar et les faire parler de leurs missions. J’ai eu la satisfaction de voir que je ne m’étais pas trop trompé sur les risques d’engagement , lorsque j’avais écrit malgré le SIRPA central minimisait l’affaire du Jaguar qui avait pris un missile.
Le pilote avait en effet reconnu qu’il aurait dû s’éjecter, mais ne voulait pas le faire au-dessus de la zone contrôlée par les militaires irakiens pour surtout ne pas tomber entre leurs mains… Il avait donc traîné son appareil volant le A91 sur un seul réacteur,le second ayant été en partie arraché, jusqu’à l’ aérodrome de Djubail, je crois, tenu par les Américains. Nous en parlerons ensuite en détail le 13 juillet suivant à RTL à l'occasion d'un diner exceptionnel organisé par la direction de ma radio en honneur et hommage aux combattants français des trois armées.
Et vous avez fait d’autres découvertes ?
- J’ai eu la chance de faire des missions de ravitaillement en vol à bord d’un C135F, car la coalition devait poursuivre la mission d’interdiction aérienne en application du cessez-le-feu.
Un travail fabuleux des pilotes ravito et transport, et j’ai eu ainsi l’occasion de survoler les puits de pétrole en feu, un spectacle irréel de nuit huilée en plein jour dans le désert.
A Al-Ahsa, les commandos resco m’ont aussi organisé une exercice de récupération de pilotes de l’autre côté du fameux rocher qui servait de repère...
J’ai eu le temps de l’observer car ils ont bizuté un représentant du Sirpa Air qui m’accompagnait en le débarquant lui aussi du Puma et en nous laissant une bonne vingtaine de minutes seuls bien au chaud à les attendre ; ils avaient été sympas en me mettant dans le secret de la blague.
Côté forces terrestres, que restait-il à voir ?
- Le déminage de Koweït City. Une opération spectaculaire impliquant unités du génie (6e REG, 17e RGP) et démineurs des commandos de marine, car il y avait des mines sur le littoral et en mer, pour interdire les côtes de l’émirat à la coalition. A mon premier passage, le conducteur de la P4 qui m’emmenait croit que la plage est déjà déminée et s’y engage. On entend des hurlements, il s’arrête : en réalité cette portion de terrain n’avait pas encore été déminée ! Les sapeurs m’ont fait voir toute la gamme des engins utilisés par les Irakiens, petites mines antipersonnel italiennes, mines antichar, mines bondissantes de forme cylindrique, les Irakiens avaient miné tous les réseaux de barbelés.
Il y avait aussi les chars irakiens et les véhicules blindés abandonnés, les camions détruits ou capturés, certains avaient été taggués comme des prises de guerre .
C’était impressionnant ?
- Oui, et émouvant en même temps. La population de Koweït City faisait le « V » de la victoire et applaudissait les militaires français comme des libérateurs qu’ils étaient. C’état une ambiance de libération, on sentait le soulagement de cette population qui reprenait possession de sa ville et de ses rivages.
Ils étaient des conscients des risques du déminage ?
- Surtout quand on voyait l’équipement minimal des sapeurs démineurs ! Ils étaient équipés de baïonnettes, de poêles à frire, sans autre protection qu’un simple gilet pare-éclats. En comparaison des carapaces qu’ils ont aujourd’hui, on se dit qu’ils prenaient des risques démesurés.
J’ai vu des Légionnaires du 6e REG travailler à l’aiguille pour sonder le sable de la plage… On était frappé de leur professionnalisme et de leur concentration, pas un geste brusque, pas un mot de trop.
- Non, c’était bien avant l’apparition des charges explosives improvisées (IED), comme on a vu ensuite en Irak et en Afghanistan. A l’époque, il n’y avait à Koweït City que des mines et des munitions conventionnelles. Ainsi dans le palais de l’émir, partiellement détruit et saccagé, il y avait des munitions mais pas de pièges.
En revanche à plusieurs reprises on m’a mis en garde contre le danger que représentaient les sous-munitions larguées sur les convois irakiens en retraite. Ces « saloperies » ont fait plusieurs victimes dans les rangs alliés ,français notamment.
Certains secteurs de la capitale avaient été très endommagée. On pouvait penser que les irakiens ne s’étaient pas privés lors de l’invasion de canonner les immeubles du quartier chic de Koweit City ,ils avaient ensuite essuyé des tirs et...
Beaucoup d’édifices importants avaient été incendiés ou saccagés, en particulier les grands hôtels, comme le Sheraton.
Au bilan, comment avez-vous vécu la fin de ce conflit ?
- Sur le plan militaire, l’affaire avait été bien préparée, bien organisée, bien lancée.
Mais côté français , on avait bien compris qu’il avait fallu faire feu de tout de bois , regrouper le matériel de plusieurs unités , cannibaliser d’autres pour répondre à la volonté politique d’être présent aux côtés des Américains sans complexe vis à vis des britanniques.
L’offensive aérienne a été un déploiement impressionnant des forces et des technologies occidentales. Interdit de vol dès le premier jour, l’adversaire irakien s’est trouvé impuissant et aveugle, à la merci d’attaques incessantes dans la 3e dimension. L’offensive terrestre n’a fait que transformer l’essai en concrétisant cette supériorité aérienne sur le terrain. Les hommes de la coalition avaient œuvré pour la seule libération du Koweït et leur mission s’est arrêtée là, ils avaient toutes les raisons d’en être fiers et cela n’a pas fait débat dans la majorité des médias.
Il y a quand même eu des affrontements entre les grands médias ?
- Oui, mais pas pour des raisons liées à la guerre. Il y a eu une guerre médiatique entre grands médias : chez RTL nous étions plutôt avec Skynews, qui avait l’air largement plus crédible que CNN. CNN faisait alors le forcing pour damer le pion aux trois Majors historiques, CBS, NBC ABC, ses équipes étaient partout. Ils couvraient avec des breaking news en permanence.
Et côté français ?
Il y eu aussi une guerre mortelle entre TF1 et la 5. La 5 a joué le côté novateur. Mais pour le spectateur, TF1 l’a emporté parce que c’était la chaîne de référence historique. Le côté un peu sensationnel de la 5 n’a pas suffi à faire la différence…
Donc les vainqueurs c’étaient CNN et TF1 ?
- Cette fois-là, oui. Mais les cartes sont redistribuées à chaque conflit. En 2003 en Irak, c’est Al-Jazeera qui a affronté CNN et réussi à s’imposer comme un grand média arabe mondial. Depuis, on a vu que les médias sociaux, Facebook et Twitter, sont capables de remettre en question même ces équilibres entre chaînes concurrentes. Reste le journaliste de guerre, avec son métier, ses risques et son rôle essentiel dans la compréhension des événements. L’expérience du journaliste reste la meilleure garantie d’une information authentique et de qualité…
(Photos : Pierre Julien)
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