L’approche du cinquantenaire de la fin de la guerre d’Algérie continue, il faut s’en féliciter, à susciter des évocations et des réflexions sur cette cicatrice encore vive entre la France et l’Algérie : après le film sur “Harkis, l’histoire d’un abandon”, l’ECPAD avait organisé une soirée “Retour en images sur la guerre d’Algérie” avec les étudiants de Médiation culturelle de l’Université de Paris III.
Cette soirée, qui s’est tenue au cinéma Luxy d’Ivry, devant un public de jeunes et d’anciens, était structurée en trois parties, sur “De Gaulle, homme médiatique”, “la pacification en Algérie, réalité complexe”, et “l’engagement de Harkis”, avec projection d’images diffusées à l’époque mais également de “rushes”, images non montées et souvent sans le son, faisant partie des riches archives militaires de l’ECPAD. Une exposition de photos sélectionnées par ces étudiants dans les archives permettait de prolonger la discussion entre les projections.
L’historien Benjamin Stora, spécialiste de la guerre d’Algérie, était venu commenter la partie consacrée au général De Gaulle, “dont la présence écrasante a pratiquement éclipsé tous les autres acteurs politiques” de cette longue crise, entre 1954 et 1962 : “on a oublié qu’avant De Gaulle, de 1954 à 1958, c’est la gauche qui a géré le dossier”, avec en particulier le ministre de l’Intérieur François Mitterrand auquel il a consacré un film l’année dernière ; “tous les autres acteurs ont finalement tourné autour de la problématique telle qu’elle était posée par le général de Gaulle”.
L’historien a remarqué l’intérêt qu’il y avait à redécouvrir les événements de cette époque à travers des documents filmés, illustrant bien selon lui le découpage en trois phases bien distinctes de l’action du général : 1958, 1959 et 1960. Et une première remarque, l’arrivée du général De Gaulle au pouvoir en 1958 coïncide avec le passage de la guerre d’Algérie à la couleur. De Gaulle sait utiliser les médias, qui vont témoigner de ces impressionnants mouvements de foule qui étonneront le monde entier par leur spontanéité, “ce n’était pas organisé, on n’obligeait personne à manifester”.
En juin et juillet 1958, l’arrivée de De Gaulle a su déclencher des scènes de fraternisation, en particulier, remarque Stora, entre la Casbah et les Européens d’Alger, accueillant ensemble le “je vous ai compris” du général le 4 juin à Alger. Un rapprochement d’autant plus remarquable que, quelques mois plus tôt, entre janvier et septembre 1957, la prise de contrôle militaire de la Casbah par l’armée française dans ce qu’on a appelé “la bataille d’Alger” avait créé un fossé profond, “une fracture”, entre populations musulmane et européenne.
Benjamin Stora s’interroge, au-delà de l’enthousiasme visible des foules, sur la profondeur de leur sentiment. Pour lui la population musulmane était fatiguée et elle attendait beaucoup de celui qui avait incarné la Résistance, les ordonnances de 1944 donnant le droit de vote à 1,5 millions de musulmans, l’égalité des droits, le discours de Brazzaville. Un sentiment de lassitude symétrique chez les Européens, désireux qu’une solution politique mette fin aux affrontements. Au-delà de l’ambiguïté historique du “je vous ai compris”, De Gaulle représente comme une passerelle entre les communautés.
Mais l’historien insiste quand même sur l’ambiguïté de cette fraternisation : “chacun de ceux qui se rend sur le Forum d’Alger pour manifester a sa propre vision, qui n’est pas forcément la même”, qu’il s’agisse des musulmans, des Européens ou même des militaires français. on peut se demander si l'expression même d'Algérie française ne prêtait pas à confusion : un terre française pour les uns (l'Algérie aux Français), une citoyenneté française pour les autres (les Algériens vrais Français, "à égalité de droits et de devoirs" pour reprendre l'expression du général De Gaulle).
Avec 1959, c’est un tournant qu’on découvre dans les images documentaires: c’est l’année du plan Challe, l’armée française entre en action contre les maquis du FLN, il y aura des milliers de morts côté algérien. Les archives montrent cette fois le général De Gaulle en tournée dans les campagnes, dans les garnisons, auprès des unités engagées sur le terrain (photo AFP). Pourtant, Stora estime que, dès 1959, le général a compris que la solution militaire n’était pas viable et que, en face, l’armée de libération nationale (ALN) était devenue une force politique avec qui il fallait compter.
D’autant que, en métropole, l’immigration algérienne qui représente alors quelque 350.000 personnes est déjà très encadrée par le FLN et favorable à l’indépendance, ce qui est une source de préoccupation pour De Gaulle. Enfin, dernière nouveauté, l’apparition croissante des sondages ; dès 1955-56, l’IFOP avait révélé que la société française voulait la paix en Algérie et, surtout, à partir de 1956 et de l’envoi du contingent, toutes les familles étaient concernées et l’opinion française manifestait une grande lassitude de cet engagement.
A l’époque, du reste, la presse elle-même se posait la question de l’indépendance et Raymond Aron l’avait évoquée dans ses éditoriaux du Figaro, preuve que le débat était largement ouvert. Et pour situer enfin l’évolution du paysage international, De Gaulle aurait senti également la nécessité pour la France de tourner la page de l’Algérie pour ne pas rater le train de la construction européenne qui venait de commencer.
D’où son discours du 16 septembre 1959 sur l’autodétermination, où il envisage trois solutions : l’intégration, il n’y croit plus ; la sécession, il n’y croit pas ; reste l’association, qu’il souhaite. Un discours historique et un discours charnière, car le débat est désormais ouvert.
L’année 1960, à travers ces même archives filmées riches et passionnantes, est d’emblée beaucoup plus sombre et révèle toute la complexité de la situation et tout le drame vécu par les militaires. En janvier 1960, donc quelques semaines après ce discours du général, c’est la semaine des barricades à Alger. A laquelle il répondra le 29 janvier par un autre discours historique, prenant le pays à témoin : "enfin, je m'adresse à la France. Eh bien ! mon cher et vieux pays, nous voici donc ensemble, encore une fois, face à une lourde épreuve...".
Les images d’archives révèlent la tension avec la foule, mais aussi chez les militaires. Contrairement à ce que dira De Gaulle au moment du putsch d’Alger, désignant “un quarteron de généraux”, Benjamin Stora estime que “la déchirure a été profonde dans les armées”, et regrette que les archives s’arrêtent avant le putsch. Sur ce point, un responsable des archives à l’ECPAD précisera ensuite qu’il existe quelques archives du Putsch, notamment sur les généraux au balcon du Forum et sur le départ du 1er REP.
Reste pour l’historien le sentiment chez beaucoup de militaires français de la “trahison politique”, car ils ont également la certitude d’avoir remporté une victoire militaire sur leur adversaire, et il souhaite donc une mise en valeur à l’avenir des archives pouvant montrer ces divisions au sein de l’armée.
Et bien sûr, ce sera sa conclusion, on peut souhaiter qu’un jour “on puisse confronter les images des armées françaises à des images tournées du côté de l’ALN (à droite, photo ALN), pour une lecture critique de ces événements”. La problématique des images disponibles comme source de documentation historique, ce sujet sera également évoqué dans les deux parties suivantes de la soirée, avec les professeurs Sébastien Denis de Provence-Aix Marseille 1, auteur d’un ouvrage sur “Le cinéma et la guerre d’Algérie”, et Marie Chominot, spécialiste de l’usage de la photo dans la guerre d’Algérie.
Un débat passionnant mais sans passion, pour couronner le travail de recherche d’un groupe d’étudiants de Paris III, voilà un bel exemple de sensibilisation des jeunes qu’il faut saluer, ainsi que la politique constante d’ouverture des archives de la défense par l’ECPAD.
Dans ce souvenir de la guerre d'Algérie il manque toujours l'évènement que même B. Stora ne saisit pas: la construction d'une forme de civilisation au niveau des petites gens pratiquement toutes méditerranéennes qui englobe à la fois les "Européens", les 3Juifs", les "Musulmans" avec sa langue et ses idiomes (sabir, pataouète), construction qui se fait avec de la violence et dont l'arrêt brutal génère de la violence en France et en Algérie (une partie de l'actuelle violence institutionnelle de ce pays en est la conséquence)
Rédigé par : Filippi Michel | 19 novembre 2011 à 10:21