La crise syrienne qui dérive vers l’affrontement armé entre forces gouvernementales et insurgés de l’armée syrienne libre (ASL) rend chaque jour plus probable une intervention internationale au profit des populations civiles, comme en Libye, et la Turquie pourrait en être la base de départ puisque tout y est prêt. La Turquie jouerait d’autant plus un rôle pivot que ce pays est à la fois un pilier de l’OTAN et un soutien des Frères musulmans au Moyen-Orient.
L’armée turque est en train de déployer deux nouveaux drones américains Predator à Incirlik, pilotés depuis les Etats-Unis, officiellement pour surveiller les maquis armés du PKK (parti des travailleurs kurdes, organisation clandestine qui a des bases militaires entre Iran et Irak). En fait, les quatre drones déployés au total sur cette base au sud de la Turquie vont surtout permettre des vols de reconnaissances au-dessus de la Syrie. Car pour surveiller les mouvements des maquis armés du PKK à la frontière de la Turquie, de l’Irak et de l’Iran, les moyens déployés en Irak suffisent.
Le déploiement des Predator américains a coïncidé avec un changement de langage du gouvernement turc, jusque là très opposé à toute intervention militaire en Syrie car estimant que Bachar el-Assad était en mesure de régler ce que la Turquie considérait comme une crise interne. Un facteur d’évolution de la Turquie a été l’attaque du PKK contre deux postes turcs à la frontière irakienne le 18 octobre dernier, faisant 24 tués et 26 blessés parmi les militaires turcs : l’opinion a accusé alors l’insuffisance des moyens de reconnaissance de l’armée turque qui n’avait pas prévenu cette attaque.
La Turquie disposait auparavant d’une dizaine de drones Heron israéliens, dont la moitié était en Israël pour entretien, et les deux pays avaient un différend sérieux sur les modalités de cet entretien. Le gouvernement turc avait donc pris la décision de rapatrier la maintenance de ses drones Heron auprès de l’industrie turque, tout en bénéficiant d’un soutien nouveau américain correspondant à une évolution des relations diplomatiques entre Ankara et Washington.
Il y a déjà quatre ou cinq ans, les Etats-Unis ont tiré les leçons de leur relatif échec à consolider l’Irak en estimant que la « démocratie islamique » turque pouvait être un modèle d’évolution pour les pays du Moyen-Orient. Cette évolution de l’administration Bush a coïncidé avec l’échec des négociations turques pour adhérer à l’Union européenne, et la Turquie a mûri le concept d’un modèle « exportable » d’islam modéré et démocratique, notamment avec le soutien de certains Think Tanks américains. Et la Turquie est devenue aujourd’hui le point fort de la diplomatie américaine dans la région, au moment où va s’achever le retrait militaire américain d’Irak.
Cette évolution est intervenue dans un contexte régional où la Turquie était en train de se brouiller avec Israël après les échecs de certaines coopérations industrielles, mais aussi du fait du maintien de liens forts avec l’Irak, l’Iran, la Syrie et l’ensemble du Moyen-Orient arabe dans un souci de trouver de nouveaux débouchés pour l’économie turque.
La Turquie kémaliste s’était détournée du Moyen-Orient depuis la fin de l’Empire ottoman. Et de fait, la réorientation vers le monde arabe s’est heurtée à l’opposition d’une armée turque encore très fortement « kémaliste », plus préoccupée de développer son influence vers les pays turcophones d’Asie centrale (c’est le « pantouranisme »).
L’épreuve de force a abouti à une sévère reprise en main de l’armée par le gouvernement ; et à la mise à l’écart d’un nombre impressionnant de généraux et d’officiers supérieurs, dont plus de deux cents mis en examen parmi lesquels 63 encore en activité, et placés en détention préventive et d’autres relevés de leurs fonctions, y compris au niveau des chefs d’état-major et des commandants de région.
Cette opération de reprise en mains aurait été faite avec l’aide des services secrets américains, c’est du moins l’accusation lancée par l’ancien chef d’état-major des armées le général (2e section) Mehmet Yaşar Büyükanıt, qui a accusé une « puissance étrangère » de déstabiliser l’armée turque. Le but pour les Américains, ont affirmé les militaires, était d’écarter ceux d’entre eux qui s’opposaient aux projets de déploiement de bases de défense anti-missiles balistiques et aux velléités américaines d’étendre leur influence en Mer noire.
L’enjeu n’était pas seulement le Moyen-Orient, mais aussi la Mer noire : jusqu’à présent, l’armée turque s’est toujours opposée à l’entrée de bâtiments OTAN en Mer noire, arguant que la flotte turque représentait déjà l’OTAN. Elle s’appuyait sur la stricte application des accords de Montreux de 1936 qui neutralisent le Bosphore et interdisent l’accès à la Mer noire de flottes plus importantes que celles des pays riverains. Lorsque les Etats-Unis ont soutenu la Géorgie contre la Russie en août 2008, les Turcs n’ont autorisé le passage que d’une frégate des Coast-Guards en exigeant qu’elle reparte avant 21 jours, comme stipulé par les accords de Montreux, tout en refusant le passage d’un porte-hélicoptères LHD américain par le Bosphore. Les Russes avaient officiellement protesté le 27 août 2008 contre la présence de navires OTAN en Mer Noire qui violait la convention de Montreux.
Les Américains, selon la presse turque, continueraient à faire pression sur la Turquie pour renégocier les accords de Montreux et, à défaut, pour creuser un canal d’accès de la Mer de Marmara à la Mer Noire, parallèle au Bosphore pour officiellement « préserver Istanbul des pétroliers » mais surtout qui ne serait pas lié par les contraintes de ces accords.
La mise au pas de l’armée a donc permis de reconsidérer le rôle de la Turquie en Syrie. L’évolution de l’attitude turque prouve que le gouvernement Erdogan et ses soutiens américains sont venus à bout des résistances de l’armée : alors qu’au début des troubles en Syrie, la Turquie était opposée à toute idée d’intervention occidentale dans la région, elle a pris un virage radical en avril en changeant son discours sur le printemps arabe et en constatant que les mouvements populaires dans les pays arabes se référaient au modèle turc d’islam modéré. Il y a eu ainsi une visite des Frères musulmans égyptiens en Turquie en avril, et l’établissement de liens avec les Frères musulmans de ces différents pays en ébullition.
D’où la prise de position turque sur l’intervention nécessaire en Libye : c’est le moment où la Turquie s’est prononcée pour une intervention militaire en Libye, mais en exigeant que l’opération amorcée par la France et la Grande-Bretagne rentre dans le cadre de l’OTAN, ce qui a du reste permis à ces deux pays de bénéficier du soutien logistique de l’OTAN et des Etats-Unis.
En septembre, le premier ministre Erdogan a effectué une visite en Egypte, en Libye et en Tunisie, où l’accueil chaleureux qu’il a reçu a confirmé que le modèle turc était la référence des mouvements contestataires et que la stratégie turque pouvait désormais s’appuyer le printemps arabe pour étendre son influence. Ce n’est pas par hasard si l’opposition politique syrienne a une base à Istanbul et bénéficie d’un soutien financier turc.
Erdogan a donc infléchi la politique de son pays vers une diplomatie plus active et une posture militaire plus offensive. Contre l’avis de son ministre des Affaires étrangères, il a approuvé l’installation d’un système de radars antimissiles, et a commencé à dire que l’armée turque serait prête à intervenir en Syrie pour raisons humanitaires à condition qu’il y ait un mandat de l’ONU, même si le président turc en visite à Londres disait le contraire. Mais ce dernier vient d’évoluer en avertissant la Syrie de ne pas servir de base arrière au PKK, ce qui est par excellence le “casus belli” pour les Turcs. Et sur instruction du gouvernement, le chef d’état-major de l’armée de terre le général Kivrikoglu vient d’effectuer une tournée d’inspection des positions militaires turques à la frontière syrienne pour voir l’état de préparation des forces.
Une intervention militaire devient-elle pour autant plus probable ? Ce qu’on peut déjà constater, c’est un déploiement militaire spectaculaire avec la montée en puissance de forces navales devant les côtes syriennes : une partie de la VIe flotte US croise au large, des unités russes plus près des ports syriens, et la flotte turque entre la Syrie et Chypre. Cela dit, le déploiement peut davantage être le signe de sanctions économiques que celui d’une intervention militaire. Et quant aux Russes, ils sont présents pour être partie prenante d’un éventuel règlement de la crise syrienne, alors qu’ils ne l’ont pas été pour les pays du sud de la Méditerranée, Tunisie, Egypte et Libye. En tout état de cause, même s’il n’y a pas d’action armée, une action humanitaire est vraisemblable et la proposition française de couloirs humanitaires rejoint celle, faite il y a déjà quelques mois par la Turquie, d’une zone-tampon à la frontière syrienne, avec un débat entre politiques et militaires turcs pour savoir si une telle zone devait être en-deçà ou au-delà de la frontière turque. La Turquie a également ouvert il y a plusieurs mois déjà des camps à la frontière pour accueillir les réfugiés syriens, jusqu’à présent restés aux trois quarts vides, malgré un certain battage médiatique, mais pouvant accueillir demain un flux important de réfugiés syriens.
Et la base aérienne américaine d’Incırlik sera bien entendu la plaque tournante des forces de l’OTAN pour toute opération de ce type, avec les avions radar AWACS de l’OTAN déployés à Konya et le commandement aérien sud de l’OTAN à Izmir : mieux que pour la Tunisie, l’Egypte et la Libye, l’OTAN a tous les moyens en place pour aider à la prochaine étape du printemps arabe.