Ammar Abd Rabbo, photographe français d’origine syrienne et grand baroudeur, a passé un mois et demi en Libye au moment de la chute de Tripoli. Ayant couvert plusieurs guerres dont l’intervention américaine en l’Irak en 2003, j’ai eu envie de lui demander comment lui, photographe de terrain, avait vécu cette crise à travers son « objectif ». En lui demandant d’abord s’il avait eu le sentiment d’assister à une vraie guerre…
Ammar : Je n'ai pas eu l'impression d'une "guerre", mais je n'ai couvert la crise libyenne qu'à partir de la mi-août, et de la chute de Tripoli. Le conflit touchait à sa fin. Mais même à partir de la chute de la capitale, pendant le "siège" de Bani Walid, on n'avait pas l'impression d'une "vraie" guerre. D'abord les combattants restaient là pendant des jours à ne rien faire, à attendre les résultats des pourparlers. Entre journalistes, on se disait qu'ils n'avaient pas très envie d'aller combattre leurs concitoyens, fussent-ils kadhafistes. Ils donnaient l'impression de parier sur la réussite des pourparlers ou d'être lassés des combats, voire les deux…
C’étaient des combats de quelle intensité ?
Ammar : A mon arrivée dans Tripoli, au lendemain de sa "chute", il y avait encore des combats assez importants, notamment autour de Bab Al Aziziya, la "caserne-forteresse" de Kadhafi. Mais au bout de quelques jours, Tripoli était "pacifiée" et avait retrouvé le calme. Les combats étaient en réalité effrayants parce que beaucoup de rebelles n'avaient aucune expérience de la guerre : ils étaient cafetiers, boulangers, fonctionnaires et ont pris les armes pendant le conflit. Certains ne savaient pas manipuler leurs armes et représentaient un danger pour eux mêmes et pour ceux qui se trouvaient autour d'eux, comme nous les journalistes et photographes...
Dans cette atmosphère exaltée, n’a-t-on pas exagéré les faits ? Et comment était perçue la coalition ?
Ammar : Etant d'origine arabe et ayant vécu en Libye (enfant), j’ai pu parler facilement avec la population et j’ai été frappé de ce que les gens essayaient de minimiser le rôle de l’OTAN pour se réapproprier le processus de libération et d’éviction du régime de Kadhafi. Une affaire de légitimité de la révolution, bien sûr ! Et, en tous cas à Tripoli où la sensibilité était forcément différente de celle de Benghazi, plusieurs m’ont dit qu’il n’y aurait sans doute pas eu le massacre annoncé à Benghazi, même sans l’intervention aérienne de l’OTAN. Le souvenir des mensonges avancés par les Américains pour intervenir en Irak en 2003, et démentis ensuite par les faits, reste quelque chose d’important dans l’opinion arabe.
Mais la révolution était quand même un phénomène populaire ?
Ammar : C'est clair ! Les rassemblements des révolutionnaires attiraient beaucoup de monde, et tous ceux que j'ai rencontrés étaient ravis de se débarrasser de Kadhafi... Ils étaient très fiers de ce qui se passait et très jaloux d’en garder le bénéfice. Par exemple, ils réagissaient au fait que j’étais à la fois Français et Syrien pour me dire : après Mouammar, il faudra s’occuper aussi de Bachar ! Ils étaient conscients du rôle joué par les bombardements de l’OTAN mais ils insistaient sur le fait que la décision, c’étaient eux qui l’imposaient sur le terrain.
Comment se comportaient les envoyés spéciaux ?
Ammar : Il y a toujours quelque chose de grisant pour un envoyé spécial quand on travaille sur la chute d'un régime ou d'une capitale. J'avais ressenti la même chose en avril 2003 à Bagdad. Ce qui est grisant, surtout, c'est ce moment pendant lequel l'ordre "ancien" n'existe plus, et le nouveau n'est pas encore installé… Alors on dispose d'une période, de quelques jours ou de quelques semaines, pendant laquelle tout, ou presque, est possible ! On peut investir et fouiller les résidences des Kadhafi ou les bureaux des services de renseignements, il y a une sorte de vide administratif, mais aussi l'euphorie des rebelles, qui étaient en Libye jeunes et plutôt attachés à la presse… Donc très coopératifs, pour le moment ! Notre travail était d’autant plus facilité qu’ils avaient compris l’importance d’avoir la presse avec eux et beaucoup suivaient le travail des envoyés spéciaux sur les télévisions ou sur internet. Ce côté "branché" nouvelles technologies n'existait pas en Irak en 2003. Il modifie le travail des envoyés spéciaux. Par exemple, il y a quelques années, on faisait nos photos, on les envoyait, parfois on les rapportait avec nous, plusieurs jours après, et nos interlocuteurs sur place ne voyaient pas notre production, ou pas tout de suite. Maintenant, on rentre d'un reportage, on transmet nos photos en quelques minutes, et aussitôt, elles sont visibles sur Yahoo ou des sites d'informations avec lesquelles nous travaillons... Nos interlocuteurs (rebelles, représentants du gouvernement, ou simplement chauffeurs ou fixers) se "ruent" sur ces sites, et une heure après, ils savent ce que vous avez envoyé "au monde"... Pour le meilleur et pour le pire ! Il faut désormais compter avec cet accès quasi immédiat et quasi universel à notre travail...
As-tu eu peur ?
Ammar : Oui, justement à cause des jeunes insurgés, dans les premiers jours à Tripoli. On se retrouve dans une ville tenue par des adolescents armés et pas encadrés du tout, qui tirent dans tous les sens. Donc, oui, par moment, on a peur. On se retrouve dans des rues jonchées de cadavres et de véhicules carbonisés. Et aussi des endroits quasi déserts autour de Bab Al Aziziya, à l'ambiance effrayante. Après quelques jours, on s'habitue à la ville, il n'y a plus de combats, on n'a plus peur… ou en tous cas moins peur. Ici c’est mon confrère Patrick Baz, de l'AFP, qui pose derrière la vitre blindée d'une des BMW de Kadhafi, criblée de balles, dans l'enceinte de Bab Al Aziziya...
Finalement, la presse a-t-elle contribué à dramatiser le tableau ?
Ammar : c’est toujours délicat de répondre à cette question, nous avons des façons très différentes de travailler. Les télévisions mobilisent de gros moyens, réservent des canaux satellitaires très coûteux, donc elles ont une obligation d’envoyer au moins une « histoire » chaque jour. Nous, nous pouvons attendre deux ou trois jours d’avoir une histoire vérifiée, mais la machine s’emballe parfois toute seule. C’est ce qui s’est passé pour la découverte du « charnier » de la prison d’Abou Salim. L’histoire de ce charnier secret nous est annoncée par des insurgés un jour de fin septembre, et nous nous précipitons pour voir. Les insurgés nous exhument des os énormes, trop gros pour être des ossements humains. On fait l'effort de chercher un peu, de revenir plus tard, sans le "cirque médiatique" et l'on discute avec des gens du quartier et, très vite, ceux-ci admettent qu’il y a peut-être un charnier dans le secteur mais qu’on ne l’a pas encore retrouvé. Ici, en revanche, il y avait un terrain vague où venaient mourir des vaches et des chameaux, d’où ces ossements.
Un milicien nous montre un os énorme en expliquant qu’il devait appartenir à un homme “un peu fort”. A l’évidence c’est un os de chameau ! Entre correspondants on calme le jeu mais c’était déjà parti, et le soir toutes les télévisions du monde ont parlé du charnier découvert, sans précautions, "sans conditionnel", il a fallu que la presse écrite rectifie le tir le lendemain. On n'est jamais à l'abri d'un nouveau Timisoara (du nom d’une ville roumaine où on avait découvert en 1979 une fosse commune avec des prisonniers torturés, et qui était en réalité le cimetière des corps autopsiés de l’hôpital).
Alors pour comprendre un conflit, il faudrait zapper les télés ?
Ammar : Justement, il vaut mieux passer d’une chaîne à l’autre et comparer pour se faire son idée. D’abord le style de couverture varie beaucoup en fonction de l’expérience des envoyés spéciaux, certains sont plus impressionnés car c’est leur premier conflit. J’ai pris cette photo qui m'amuse beaucoup, celle de deux consœurs, l'une travaillant pour France 2, et l'autre pour TF1, qui font leur plateau en direct pour le "20 Heures", au même endroit, à la terrasse de l'hôtel Corinthia de Tripoli, l'une avec un gilet pare-balles, l'autre sans.
Forcément, l'une dramatise pour ses téléspectateurs, l'autre pas. Le contraste était frappant, mais le téléspectateur ne pouvait en voir qu’une à la fois… Pareil pour un journaliste d'Al-Jazeera, qui fait un sujet sur le retour à la vie "normale" dans capitale libyenne -les gens font leur marché ou la queue devant les banques- et qui apparaît à l'antenne avec casque et gilet pare-balles : surréaliste !
Aujourd'hui Ammar travaille, à travers sa propre structure, pour l'agence Abaca Press. Je lui ai demandé de partager et de commenter quelques photos de souvenir personnelles, qu’il n’a pas diffusées.
Ammar : Sur la première, je me retrouve sur la fameuse Place Verte, rebaptisée Place des Martyrs par les rebelles, avec un confrère de l'AFP. Quelqu'un avait sorti ces énormes fauteuils de la résidence d'un cadre du régime, qui jouxte la place. Surpris par leur présence ici, sur la place totalement recouverte de douilles de balles, car c'est ici que les combattants viennent célébrer, par des tirs en l'air, chaque bonne nouvelle, j'ai eu envie de m'y affaler. Un enfant de Tripoli est venu sur son vélo, nous demander d'où on venait, et achever l'aspect surréaliste de la scène...
La 2e illustre ce que je dis sur le "domaine du possible", très large en ces temps de chute de régime. Je peux ainsi aller à l'aéroport de Tripoli, pour visiter l'Airbus A340 de Kadhafi, mais aussi inspecter la carcasse de cet A300, détruit pendant les combats et transformé en joujou-trophée des rebelles qui tiennent l'aéroport...
La 3e photo (en haut du texte), c’est à l'entrée de l'hôtel Radisson Mehari de Tripoli, comme devant beaucoup de bâtiments publics, des photos de Kadhafi ont été disposées au sol, de sorte que l'on n'a pas d'autre choix que de les fouler à l'entrée et à la sortie. Cela me rappelle la photo de George Bush qui avait été placée de la même façon à l'entrée de l'hôtel Rachid de Bagdad, en "dur", c'est-à-dire en mosaïque de pierres...
Avant au moins ,il y avait un Etat et maintenant que reste t-il ? Kadhafi avait vu juste en disant que la fin de l 'Europe est proche et que tous les leaders qui ont participé a coté de la Qaida tomberont ; eh bien ou sont Berlusconi, Zapatero, Papandreou et Sarkozy-Merkel suiveront.
Rédigé par : Nour | 02 décembre 2011 à 17:11