Chaque pays, chaque région a son odeur particulière. Paris a l'odeur du métro, unique et spéciale. Rome exhale un mélange de feuilles de laurier, de pisse de chat et de senteurs de pin. L'Allemage de l'est, sous le régime communiste, sentait surtout la lignite, seul combustible utilisé pour le chauffage domestique. Cuba respire l'air humide et salé de la mer, l'odeur âcre de la terre tropicale, le mazout omniprésent, le rhum pour faire passer le reste et surtout le cigare : un coktail de parfums là aussi parfaitement identifiable. Ces chroniques cubaines ne pouvaient pas passer à côté d'une institution plus solide que toutes les révolutions, je veux parler du cigare.
L’une des premières choses que Christophe Colomb et les premiers colons espagnols avaient découvert en abordant aux Antilles était que les Indiens y fumaient des feuilles séchées aux vertus hallucinogènes, suivant une tradition répandue dans toute l'Amérique centrale et du sud, comme attesté notamment par certains bas-reliefs mayas du Yucatan (ci-dessous, bas-relief de Palenque). La découverte du cigare allait bouleverser le monde. Le tabac est arrivé en Europe en même temps que l’or, provoquant une imprégnation du monde entier qui, malgré la mise au ban de la cigarette et tabac, garde encore aujourd'hui un véritable culte aux cigares authentiquement cubains, les Habana.
L’embargo américain décrété après la révolution castriste de 1959, et plus spécifiquement encore les recours en justice introduits par les propriétaires des grandes marques expropriés par la révolution et exilés aux Etats-Unis, en ont interdit le commerce à partir de Cuba. Ce qui a contribué à faire des cigares devenus plus rares des produits de luxe en dehors de l’île, et par là un produit d’exportation précieux pour l’économie cubaine, quitte à tricher parfois sur les étiquettes pour les faire arriver jusque sur le marché américain où les héritiers des marques guettent pour maintenir l’interdiction…
A Cuba, la consommation reste populaire et les campagnes anti-tabac auront du mal à venir à bout d’une tradition d’autant plus enracinée qu’elle remonte aux origines précoloniales. Les héros de la révolution sont arrivés à La Havane en 1959 avec deux signes forts : la barbe des guérilleros cachés dans les montagnes, et le cigare aux lèvres.
Che Guevara, asthmatique depuis son enfance, avait eu l’interdiction de son médecin de fumer plus d’un havane par jour. Etant devenu ministre, il n’avait eu aucun mal à se faire confectionner des cigares de vingt centimètres de long spécialement pour lui, encore commercialisés aujourd’hui sous le nom de "Che" même s’ils sont franchement difficiles à fumer !
Les plantations de tabac peuvent se voir dans les campagnes, notamment vers l’ouest dans la province de Camaguey, mais il est encore plus intéressant de visiter une fabrique de cigares. La plus connue est l’usine Partagas qui se trouve dans la capitale, non loin du Capitole, et qui se trouve être la plus ancienne de La Havane, fondée en 1845 par l'espagnol Jaime Partagas.
L’atmosphère est étonnate, étouffante, humide, car il n’est pas question qu’un air conditionné quelconque vienne sécher prématurément le cigare. Les ouvriers sont eux-mêmes autorisés à fumer pendant leur travail – ou du moins l’étaient-il quand j’ai visité la fabrique – générant une sorte de brouillard et surtout une couleur jaunâtre sur tous les murs.
La fabrication est traditionnelle, entièrement faite à la main. Les feuilles sont suspendues pour sécher, mais conservent encore une certaine souplesse quand on les travaille. Le premier travail est la sélection des feuilles, les plus belles servant à la robe du cigare, les autres étant roulées pour former l’intérieur du cigare. La feuille qui recouvre l’extrémité fermée, celle qui sera religieusement coupée ou dépucelée par le fumeur, fait l’objet d’un soin particulier car elle doit donner un bout parfaitement lisse et arrondi, ce qui demande un sacré coup de main.
Gestes précis, lents, rituels. Ici la productivité n’est pas synonyme de vitesse, car la qualité est l’exigence prioritaire. Les ouvriers de tout âge ont le geste sûr, la feuille est caressée, le couteau plat ne sert qu’à lisser, avant de couper l’extrémité ouverte du cigare.
Les cigares sont calibrés, selon des règles très strictes et des numérotations particulières à chaque appellation. Les Cohiba, Hoyo de Monterrey, Montecristo, Partagas, Bolivar, Romeo y Julieta, ne reçoivent leur étiquette qu’après la fin de la fabrication, confidentialité oblige, les différents types de cigare étant simplement numérotés pour leur identification. Comme les bonnes bouteilles de vin… La tradition séculaire survit ainsi à tous les régimes, à toutes les modes, et si demain l’embargo tombait, seuls seraient pénalisées quelques gros distributeurs de cigare non cubains qui se sont imposés sur le marché avec des productions dominicaines ou autres. Les Cubains continueront de toutes façons à mâchonner leur propre cigare, comme ils l’ont toujours fait et le feront sans doute toujours…
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