
Il aurait pu s’appeler le Condor, et on aurait chanté « el Condor pasa » ; mais il s’appelle encore Grizzly, avant que les Britanniques ne le rebaptisent l'été prochain « Atlas », et c’est donc un Grizzly qui a franchi la Cordillère des Andes, comme avant lui tous les pionniers de l’aéronautique depuis presque un siècle avec l'épopée d'Henri Guillaumet, Mermoz, Saint-Exupéry et tant d'autres qui finirent par apprivoiser cet obstacle infranchissable.
De son nom technique A400M, le Grizzly est un avion unique, en fin de mise au point, qui alliera les performances d’un avion de transport tactique tout-terrain à celles d’un appareil de transport stratégique à très longue distance, sans escale et ravitaillable en vol… Un appareil à tout faire sans concurrent aussi polyvalent, et couvrant une gamme de besoins allant du militaire au civil en particulier pour les besoins d’intervention au plus près en cas de grande catastrophe naturelle.
Pour sa première escapade extra-européenne, Airbus Military avait choisi d’aller frôler les sommets andins à l’occasion du salon international de défense et d’aéronautique (FIDAE) de Santiago du Chili. Un des cinq appareils actuellement soumis aux campagnes d’essais les plus intensives, surchargé de matériel de test (12 tonnes d’instruments) et accompagné d’un équipage de vingt personne entre pilotes d’essais, ingénieurs, techniciens et même une femme mécanicien. Avec un programme d’essais assez intensifs, notamment sur les atterrissages et décollages en altitude. A Cochabamba (Bolive), où l’aéroport est à 8.360 pieds (2.550 m), on a testé les capacités de l’avion dans des conditions de « hot and high », chaleur élevée et altitude, avec le double effet d’une moindre pression atmosphérique, donc une moindre portance, et moins d’oxygène, donc une baisse de puissance des moteurs.
Une équipe de choc, insiste le chef pilote Ignacio (Nacho) Lombo Moruno, Head of Flight Operations d’Airbus Military, qui accepte volontiers de nous raconter son voyage : « pour moi le plus impressionnant de notre aventure transatlantique c’est l’équipe elle-même : un groupe multinational de haut niveau professionnel, avec des spécialités très diverses mobilisées pour un seul objectif, réussir la campagne d’essais ».
« Nous avons réussi un mélange entre les personnels d’entretien, de la qualité, de la sécurité, des moteurs, des instruments et l’équipage, avec cette bonne humeur sévillane qui ne nous a pas quittés, dans les conditions les plus difficiles. Car les essais exigent d’avoir l’avion toujours prêt à six heures du matin, ce qui veut dire un lever à 3 heures pour la moitié de l’équipe et à 5 heures pour l’autre moitié. Mais il n’a jamais manqué la grosse blague, la vanne, le bon mot ou la petite chanson pour nous détendre – mais je n'en dirai rien de plus !
« Nous avons passé ensemble une quantité d’heures, et nous avons appris à nous connaître beaucoup mieux qu’à Séville ; nous avons eu le temps de parler de famille, sport, amis, passions et finalement nous avons formé un groupe. Et ce qui m’impressionne le plus c’est cette passion aéronautique qui nous rassemble. Tous ont travaillé sur cet appareil pendant ces dernières années et la perspective de lui franchir l’Atlantique depuis Séville les a passionnés.
« Au cours du vol, ils venaient dans le cockpit pour poser d’interminables questions sur les instruments, sur les procédures, sur le pourquoi de chaque manœuvre, sur les cartes de navigation… et c’est un vrai privilège de pouvoir leur expliquer notre travail qui est finalement le leur.
Grizzly… plus qu’un avion

« Pendant cette semaine de vol, le groupe des vingt personnes a cohabité dans la carlingue qui n’était plus un avion mais notre foyer. Depuis le décollage de Séville (le 25 mars) à destination du Cap Vert, pour enchaîner avec Salvador de Bahia, Cochabamba, Santa Cruz, Santiago du Chili (le 27 à 13h15), Quito (le 28) et finalement La Paz (le 29), nous avons vécu à l’intérieur de l’avion plus que sur n’importe quel autre site. Nous y avons travaillé, mangé, dormi, nous avons partagé un petit service de vaisselle que nous avons nettoyé et préservé... L'avion nous a protégés de son ombre dans la grande chaleur de Salvador ou Santiago, et nous a donné sa chaleur dans l’aube glaciale du haut-plateau à plus de 13.000 pieds (3,960 m) d’altitude de La Paz. Le Grizzly nous a protégés !
Un millième vol pour l’A400M
« Le dimanche 25 mars, le Grizzly numéro 4 avait un vol planifié à Séville et le Grizzly numéro 2, le nôtre, volait à Cochabamba. Le premier à décoller aurait le privilège de faire le millième vol d’un A400M. Les deux équipages se surveillaient bien entendu, à dix mille kilomètres de distance ! Notre Grizzly 2 a décollé à 11 heures Zoulou (1100Z) sans que nous sachions ce qu’il en était pour son frère de Séville. Ce n’est qu’après le vol, en appelant la tour de contrôle à Séville, qu’on nous a confirmé que nous avions décollé de Cochabamba une heure avant l’autre. C’est dans la joie de l’équipe entière que nous avons préparé et signé une pancarte géante pour célébrer le 1000e vol de l’A400M.

Mascotte et baptême
« Je ne sais pas exactement comment ni pourquoi, mais c’est à l’atterrissage à Salvador qu’on m’a présenté la mascotte de la campagne. C’est une peluche qui ressemble au Chewie de Star Wars, amené par un freak de l’instrumentation de bord. Tout le groupe l’a adopté, on le voit sur presque toutes nos photos du vol… Au point que, finalement, il est devenu le 21e membre de l’équipe des essais ! ». Nota bene : heureusement, Airbus Military n’a pas encore adopté la peluche de Chewbacca, on en reste au nounours Grizzly. Mais quelle tête aura la peluche Atlas ?
L’Equateur
« Cette première traversée transatlantique était aussi le premier passage de l’Equateur pour le Grizzly et pour une bonne partie de notre jeune équipe. Pour fêter le passage, nous avons réveillé tout le monde pour le salut au passager et nous avons marqué ce salut amical en battant doucement des ailes… Bienvenue dans l’hémisphère sud !
La Cordillère
« L’étape de Cochabamba à Santiago nous a offert des conditions météo exceptionnelles. Du coup, nous avons été impressionnés par la zone frontalière entre la Bolivie et le Chili. Ces hauts-plateaux étaient tout proches de l’avion, avec des ravins profonds, des zones désolées de sable rouge et des montagnes enneigées. Nous sommes restés sans voix devant une colline neigeuse de forme pyramidale posée derrière un petit lac et s’y reflétant comme dans un miroir avec une pyramide inversée parfaitement symétrique. Toute l’équipe a défilé dans le cockpit pour prendre des photos de cette merveille. Et que dire de l’Aconcagua ! Majestueux, géant, inaccessible. Nous avons eu le privilège de passer à quelques milles de distance et à peine 2.000 pieds à la verticale de son sommet ; l’un des plus sportifs de l’équipe a lancé un défi à ce sommet et je suis certain qu’il s’y attaquera.

« Enfin il y a eu des moments uniques comme ces bonnets en laine boliviens que nous avons tous achetés à l’escale de Cochabamba et que nous avons tous mis sur la tête malgré les trente degrés qu’il faisait là-haut ! L’arrêt au milieu de la route à La Paz pour faire une photo « d’en haut » de cette ville impressionnante. La scène de fraternisation qui a suivi notre cocktail d’arrivée à Santiago. Tous ces souvenirs nous ont marqués et resteront gravés dans notre mémoire… »

La dernière étape de cette crosière andine était donc La Paz, en Bolivie (au-dessus, photo S. Ramadier, Airbus Military). Les résultats des tests de décollage et atterrissage en altitude ont été particulièrement positifs, a pu annoncer le constructeur. Pour l'équipage et l'équipe de test, au-delà de la réussite technique, ce périple en Amérique latine reste une aventure au vrai sens du terme, avec sa part d'incertitudes et de risques assués. Et des images extraordinaires, qu'ils garderont avec eux.
L’arrivée à Santiago était de ce point de vue particulièrement exceptionnelle : accueilli par les jets des camions de pompiers (photo Airbus Military), l’A400M est allé se ranger sur la piste à côté de l’A380, autre vedette du salon, aux commandes duquel Nacho était déjà venu au Chili il y a quatre ans !
Le témoignage de Nacho s’arrête là, pas l’aventure ; Après son retour à Séville, l’A400M a un programme ambitieux de tournées autour du monde. En Asie, en Europe, au Moyen-Orient, peut-être à nouveau outre-Atlantique…