C’est en pensant à Jeanne d’Arc que le réalisateur mexicain Juan Mora Catlett a fait cet étonnant “Eréndira l’indomptable” (Eréndira ikikunari en langue purepecha, Eréndira la indomable en espagnol), film sorti en 2006 et dont j’ai trouvé un DVD presque par hasard sur un marché à Mexico. Ce qui m’a permis une promenade fascinante sur le sujet, merci Google, à la recherche d’un film passé un peu inaperçu…
Car c’est un film improbable, tourné avec des moyens artisanaux et en langue indienne du Michoacán avec sous-titres en espagnol, donc peu accessible, mais sans doute aussi fort dans la série très particulière des films de culture amérindienne que “Atanarjuat”, la saga eskimo réalisée et jouée en inuktitut, la langue des Inuits du Canada.
L’histoire est celle d’Eréndira, une princesse purepecha des débuts de la conquête du Mexique par les Espagnols, aux débuts du XVIe siècle. C’est le moment de l’invasion espagnole, lancée par une poignée d’aventuriers avides et cruels commandés par Hernan Cortés, dont la force principale est d’opposer les royaumes les uns aux autres pour instaurer leur domination.
Auteur de plusieurs documentaires et court-métrages, l’auteur a grandi en écoutant les amis de son père, historiens et archéologues, qui l’ont initié à la culture du Mexique précolombien. Avec eux il a commencé à faire des documentaires, s’immergeant dans les récits épiques du Mexique indien et découvrant la richesse d’un patrimoine survécu dans la tradition orale.
Et c’est en travaillant sur le peintre et architecte Juan O’Gorman, ami de Diego Rivera y Frida Kahlo et auteur d’une grande fresque murale dans le grand théâtre de Patzcuaro, qu’il a rencontré le personnage mythique d’Erendira, jeune femme aux cheveux longs montant un cheval blanc au milieu des guerriers indiens, face aux Espagnols. En bon “muraliste”, O’Gorman s’est représenté en bas à gauche de la fresque, juste en-dessous de l’héroïne (ci-dessous)
Puis il réalisa en 1990 son premier long-métrage, Retour à Aztlan. Premier film parlé en nahuatl et inspiré par les anciennes légendes aztèques.
Créer Eréndira fut ainsi plus un geste militant, pour l’histoire du Mexique, qu’une simple création cinématographique. Avec très peu de moyens, des acteurs indiens amateurs mais tous volontaires et très passionnés, et parlant le purepecha ; et avec une vedette étonnante pour incarner cette Jeanne d’Arc mexicaine, la mystérieuse Xochiquétzal Rodríguez. Et le tournage fut bien entendu réalisé sur les pyramides et dans les ruines authentiques dont regorge la région.
L’histoire commence dans ce paradis naturel qu’était le Michoacán, littéralement la “terre des pêcheurs”, sur les rives paisibles d’un grand lac. Le roi des Purepechas apprend par des messagers venus de Tenochtitlán l’écrasement de l’Empereur aztèque Moctezuma par les nouveaux conquérants, et par faiblesse décide d’offrir son royaume aux envahisseurs pour lui éviter d’être détruit. Le roi est écarté, le pouvoir est contesté. Partisans de la reddition et partisans du combat s’affrontent.
Les récits qui parviennent au Michoacán sont terrifiants, et amplifiés par les sorcières : les dieux indiens sont terrassés par des dieux venus d’ailleurs, qui manient la foudre et se déplacent sur des "vaches sans cornes", car on ne connaissait pas les chevaux. Mais les débats sont rudes entre les hiérarques et les jeunes guerriers. Cortes, qui a entendu parler de l’or et des richesses du Michoacán, envoie ses messagers pour appeler les royaumes à se rendre. Jusque là les faits sont historiques.
C’est là que, selon la légende, intervient une jeune femme appelée « Eréndira », la souriante, pour la gaîté de son caractère, fille d’un conseiller du roi, qui avait attiré de nombreux prétendants, dont Nanuma, grand chef militaire. Mais elle continuait à répondre qu’elle ne serait l’esclave de personne car son amour exclusif était pour sa terre qu’elle voulait défendre contre ses agresseurs.
Après les premiers combats sanglants contre les Espagnols et leurs alliés, en fait essentiellement entre troupes indiennes, beaucoup de guerriers font défection, même Nanuma qui change de camp et arbore une petite croix au cou, l’emblème du dieu des Espagnols.
Au cours d’une bataille, Eréndira, qui a obtenu l’autorisation exceptionnelle de suivre les guerriers, contre toutes les traditions qui font de la femme l’esclave au foyer, en revient en tenant par la bride un cheval, créature qui inspire le respect aux Indiens. Le sauvant du sacrifice rituel, elle le soigne, l’apprivoise, apprend à le monter. La voici figure emblématique de la rébellion et la prochaine bataille la voit entraîner les guerriers de son camp et ridiculiser les Espagnols. L’espoir change de camp. Pas suffisamment puisque entre violence et séduction, les Espagnols éliminent finalement toute résistance et massacrent tous ceux qui ne soumettent pas.
Le film est à petit budget, et quelques dizaines de figurants indiens s’affrontent dans des combats qui en réalité virent des milliers d’indiens s’affrontant jusqu’à la mort, poussés par une poignée d’Espagnols à cheval. Mais on n’est pas dans le film à grand spectacle “Apocalypto” de Mel Gibson, Juan Mora recourt davantage à la métaphore et au symbole. Et il restitue bien la perception des Indiens : les Espagnols ont un masque sur la figure, comme irréels car ils sont perçus comme des dieux, des créatures venues du ciel, et les chevaux des monstres. Les dieux mayas sont terrassés et crucifiés, pour symboliser paradoxalement la victoire du christianisme.
De même, le langage est imagé et rappelle les traditions anthropophages des Mayas et des Aztèques : « je vais te manger à l’issue du combat » dit l’un des chefs. « J’ai apporté de la nourriture pour les dieux », dit l’autre en parlant des prisonniers. La force du sacré et le fatalisme qui l’accompagne expliquent l’effondrement de leurs royaumes quand tous se rendent compte que leurs dieux sont vaincus.
La Jeanne d’Arc mexicaine, trahie par les siens et sans doute tuée par son prétendant éconduit, disparaît en tous cas de la scène et sera assimilée à une déesse. Femme plus courageuse que les hommes, elle aura eu la force de dompter une créature mythique, le cheval, et de montrer aux siens que les Espagnols avaient aussi leurs faiblesses. Le réalisateur montre bien que la conquête espagnole ne réussit que parce qu’ils montent les peuples du Mexique les uns contre les autres, pas par manque de résistance des royaumes conquis.
Son travail a donc consisté à faire raconter la légende par ceux-là même qui la portent et la transmettent oralement, dans leur langue et pas en espagnol, et dans le décor réel où se passe l’histoire. Un parti pris qui le prive certainement d’un succès auprès du grand public mais lui donne une grande force de témoignage. Prendre des figurants locaux a simplifié le tournage car, explique-t-il dans une interview : « ils n’ont eu aucun mal à tourner pratiquement nus et sans souliers sur un sol rocailleux et épineux, car c’est leur cadre naturel ».
Les projections faites ensuite dans la région, pour beaucoup de locaux qui ne vont que rarement au cinéma, ont suscité l’enthousiasme d’une population qui a redécouvert son histoire et a pris conscience de ses divisions. Un spectateur purepecha, qui parlait mal l’espagnol, a même déclaré : « c’est la première fois que je comprends un film mexicain »...
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