Alors que tout le monde se focalise sur la crise de l’Euro, sur l’impuissance des Européens à parler d’une même voix et à se prendre en mains, sur la paralysie causée par l’irresponsabilité des uns et l’égoïsme des autres, tous retranchés derrière le principe de la souveraineté nationale qui est plus un prétexte qu’une ambition, je souhaite saluer une réalité européenne d’autant plus réussie qu’elle est surtout perçue de l’extérieur, je veux parler de l’Europe de l’industrie aéronautique et spatiale.
M’apprêtant à tourner la page d’une expérience de quatorze ans dans ce secteur, je peux témoigner librement de cette réalité que j’ai vue se construire patiemment, et non sans souffrances pour nombre de ses acteurs, depuis que j’ai rejoint l’Aerospatiale en 1998. Une réalité dans laquelle la dimension de l’identité, de l’image et de la prise de conscience est aussi importante que les stratégies industrielles.
La création d’un géant
A travers le prisme de la communication, qui est un outil aussi stratégique en externe qu’en interne dans ce mécanisme de grandes fusions et concentrations, j’ai eu le privilège de participer à la privatisation d’Aerospatiale et à sa fusion avec Matra Hautes technologies pour créer en juin 1999 Aerospatiale Matra puis, à peine quelques mois plus tard, comme une conséquence logique de la première, la grande fusion d’Aerospatiale Matra avec l’allemande DASA (Deutsche Aerospace) et l’espagnole CASA (Construcciones aeronáuticas SA) annoncée à Strasbourg en octobre, puis à Madrid.
Après coup, l’enchaînement est logique et explique, sinon justifie, que le gouvernement Jospin ait particulièrement bien traité dans la première de ces fusions Jean-Luc Lagardère, l’actionnaire de Matra Hautes technologies, lequel était comme mandaté pour préparer l’étape suivante. Sur le moment, franchement, le choc culturel de la fusion entre les équipes Aerospatiale, héritières d’une culture de service public, et celles de Matra, représentatives d’un capitalisme de conquête à défaut d’être sauvage, n’avait pas encore été surmonté et la fusion pas réellement digérée quand a été annoncée la grande fusion européenne, fin 1999.
Il est vrai que ce rapprochement avait été largement préparé par des coopérations anciennes et fructueuses : Airbus, groupement d'intérêt économique (GIE) quadri national qui avait alors déjà vingt ans, Eurocopter, qui en avait presque une dizaine, les missiles avec Euromissile et Eurosam, l’espace avec le lanceur Ariane, les passerelles étaient solides entre industries françaises et allemandes, plus qu’avec l’industrie britannique sauf pour Matra avec les missiles et les télécommunications.
Mais il fallait un élément déclenchant, à savoir faire sortir Aerospatiale de l’orbite du secteur public et de sa logique d’arsenal et l’intégrer à l’économie de marché pour attirer des partenaires étrangers. Toutes proportions gardées, c’est l’un des problèmes de Finmeccanica aujourd’hui, qui reste otage de son statut de société à forte participation de l’Etat dans le capital, une garantie de survie en temps de crise mais en même temps des contraintes lourdes en termes d’interférence du politique et d’absence de liberté d’action pour des rapprochements avec des partenaires étrangers.
Je ne reviendrai pas sur les problèmes d’hommes, longuement décrits dans des ouvrages très précis et documentés (dont ceux d’Alexandra Schwartzbrod, Thierry Gadault, Bruno Lancesseur et Véronique Guillermard) et qui ont également alimenté une abondante littérature dans la presse, sorte de feuilleton riche en rebondissements, comme tous les bons feuilletons. J’ai connu les relations peu faciles entre Yves Michot et Philippe Camus, les relations tempétueuses entre Camus et Noël Forgeard, tout cela semble aujourd’hui très loin. Qu’on me permette seulement de remarquer que, dès le départ, les tensions étaient davantage franco-françaises que franco-allemandes.
Par contraste, j’ai vécu les débuts du mariage entre Camus et son co-président allemand Rainer Hertrich, qui semblait très bien fonctionner même s’ils étaient également réservés, l’un par goût du secret et l’autre parce qu’il se réfugiait derrière un épais nuage de fumée – à l’époque on pouvait encore fumer en réunion. Le mode d’emploi était d’autant moins évident qu’il y avait une structure matricielle avec deux lignes de reporting parallèles, deux chaînes de commandement traitant spécifiquement les Allemands et les Français. Mais avec la préoccupation constante de communiquer d’une seule et même voix.
Equilibres réels et déséquilibres psychologiques
Beaucoup de choses ont été écrites dès le début d’EADS, en 2000, sur les prétendus déséquilibres franco-allemands, chacun redoutant de voir partir le contrôle du groupe chez l’autre. Objectivement, et en dépit de cultures nationales très fortes, en particulier chez les deux actionnaires Daimler et Lagardère, le partage des responsabilités s’est fait de façon pragmatique et équilibrée, même si le business était davantage du côté français au début, en ne considérant que les patrons des divisions opérationnelles ; ce qui a évidemment poussé certains à crier abusivement à « l’abandon » lorsque le jeu des nominations a abouti à rééquilibrer le partage des fonctions avec les Allemands.
Un souvenir marquant des premiers temps de ce mariage européen, ce sont les séances de coaching qui avaient été organisées pour tenter de rapprocher les sensibilités, avec en particulier cet avertissement d’un consultant canadien, qui nous avait fait sourire au départ mais que j’ai pu vérifier au fil des années, avant que n’émerge une culture commune : dans une réunion, avait-il expliqué, si un Français dit non, l’Allemand considère que la discussion a échoué et veut s’en aller ; alors que pour le Français, dire non c’est au contraire ouvrir un débat dialectique ! D’où les frustrations réciproques, et l’incompréhension des Français voyant arriver les Allemands à certaines réunions avec les « slides » de conclusion déjà préparés… La clé de la réussite, qui a été trouvée après bien des tâtonnements, c’était qu’il n’y avait pas solution toute faite mais, au contraire, que seul le compromis pragmatique permettait d’avancer.
Problèmes de management, problèmes de culture d’entreprise sans modèle dominant, tout cela allait prendre du temps mais n’empêchait pas l’essentiel, le lancement de grands programmes fédérateurs européens qui allaient propulser EADS et ses filiales au rang d’acteur mondial, l’exemple le plus symbolique étant l’Airbus A3XX lancé en 1999 avec le mariage Aerospatiale Matra et devenu ensuite l’A380…
Mon parcours au sein du groupe a connu une parenthèse « opérationnelle » puisqu’entre 2000 et 2007, après avoir participé à deux fusions, j’ai été envoyé chez Matra BAe Dynamics pour en préparer une troisième, celle avec Alenia Marconi Systems (partie missiles) qui devait déboucher en 2002 sur la création de MBDA. Après l’alliance franco-germano-espagnole, je découvrais l’entente franco-anglo-italienne, qui devait finalement s’élargir aux Allemands avec l’intégration de LFK dans MBDA.
Nouvelle expérience d’une Europe en marche, nouvelle constatation que l’ambition était pragmatique et se faisait autour de programmes concrets. C’est la mise en commun des projets de missile de croisière français et britannique SCALP et Storm Shadow qui avait permis de cimenter Matra BAe Dynamics, élargi ensuite à une participation italienne ; et c’est le missile air-air Meteor qui va consolider MBDA et plusieurs partenaires européens dont l’Espagne et la Suède. La preuve en tous cas qu’en mettant le meilleur des ressources ensemble, on arrivait à rattraper, voire dépasser la technologie américaine, et à atteindre une crédibilité mondiale.
Gouvernance unique et identité commune
Lorsque je reviens à la direction du groupe EADS fin 2007, pour m'occuper d'abord des relations presse, c’est après l’accord franco-allemand sur la gouvernance unique et la présidence exécutive confiée à Louis Gallois, « premier de série » des présidents exécutifs uniques. Je retrouve un groupe renforcé industriellement mais affaibli par les « affaires », essentiellement l’enquête de l’AMF sur le supposé délit d’initiés lié aux retards techniques de l’A380. Surtout, la croissance du groupe se fait de façon déséquilibrée : le GIE Airbus est devenu une société intégrée contrôlée à 100% par EADS, après que BAe Systems eut vendu ses parts et, malgré l’A380 et les problèmes de rentabilité, cette filiale progresse de façon spectaculaire, rejoignant le géant américain Boeing avant de le dépasser – qui l’eût cru en 2000 ?
De manière générale le succès est là mais, curieusement, l’image d’EADS est celle d’une entreprise où les problèmes s’accumulent, ce qui sera mon défi permanent quand je prendrai la direction de la communication en 2009 : de l’entreprise minée par les querelles internes, fagotant à la hâte un avion mal câblé, au (seul) fleuron de l’industrie européenne qui créé des emplois par milliers, le chemin a été long et difficile. Et la prise de conscience d’un intérêt commun de groupe par toutes les filiales a également pris du temps, au niveau du discours. Avec, facteur aggravant, une répartition des responsabilités de communication destinée à préserver les marques, en faisant porter par le « corporate » la gestion des accidents et des procès liés, et de tous les facteurs négatifs pour l’image, contribuant paradoxalement à cristalliser tout le négatif sur le nom d’EADS.
Ce n’est qu’en 2011, au salon du Bourget, qu’il me semble que le renversement de perspective a eu lieu. Oubliées les « casseroles », autant que les rivalités ; avec la belle apparence d’un groupe intégré, avec surtout le ZEHST, le concept d’avion hypersonique, EADS est devenu aux yeux du public un géant aussi redoutable que Boeing, capable de donner un successeur au plus bel appareil de l’histoire de l’aviation civile, le Concorde.
Certes, au niveau du business, Eurocopter et Astrium progressent moins vite qu’Airbus mais, surtout, c’est le secteur des activités défense qui marque le pas. Pour des raisons diverses et politiques, EADS a manqué deux fois de prendre le contrôle total ou partiel de Thales, qui aurait permis la création d’un vrai géant de l’électronique de défense sur la scène européenne. Là aussi, les responsabilités sont purement franco-françaises puisque l’actionnaire allemand était d’accord avec l’opération.
Au-delà de Thales, c’est l’effondrement partout en Europe des budgets défense qui fait peser sa menace. La guerre froide est loin, la menace militaire a disparu de l’horizon européen, la crise économique est là qui oblige les gouvernements, même s’ils se défendent de faire de la défense une variable d’ajustement, à couper dans les programmes militaires futurs, voire dans les commandes déjà passées.
La cohésion à l’épreuve des crises
Deux crises vont illustrer ce recul des ambitions européennes, et elles sont pratiquement concomitantes. La première est celle de l’A400M, dernier avatar du lointain projet d’avion de transport futur (ATF, puis FLA) et dont le contrat a été finalement signé en 2003, avec des dates de livraison fixées en 2001 et pas modifiées en 2003 : on a ainsi signé un contrat absurde, répétait Louis Gallois, en s’engageant à livrer l’appareil en six ans et demi, alors qu’il faut au minimum dix ans pour développer un programme militaire, et qu'il en a fallu 16 pour le Rafale et 17 pour l’Eurofighter… De plus, dans ce contrat, les responsabilités étaient entièrement attribuées au constructeur dans un cadre insuffisamment contraignant – avec une OCCAR trop faible – permettant aux pays clients de multiplier les spécifications particulières. Une incongruité juridique sans doute liée au fait que les équipes Airbus ayant préparé le contrat s’étaient trop inspirées des contrats d’appareils commerciaux, inapplicables au développement d’un appareil militaire entièrement nouveau avec des moteurs entièrement nouveaux.
La campagne qui s’est déchaînée dans toute la presse européenne lorsqu’il s’est avéré en octobre 2007 qu’il fallait renégocier le contrat et rediscuter les provisions pour retards techniques a été révélatrice de ce climat nouveau où, paradoxalement, non seulement il n’y avait plus d’ambition européenne mais on en venait à reprocher à l’A400M d’être un programme en coopération multipartite, donc impraticable. Les industriels défenseurs du « tout national » ne se sont pas gênés pour défendre ce point de vue anti-européen et il a fallu l’engagement personnel de quelques politiques, dont le ministre de la défense Hervé Morin, défenseur de la construction européenne, pour éviter que le projet ne soit purement et simplement abandonné et pour obtenir un résultat positif aux négociations européennes, fin 2010. Et j’ai vu aussi, clé d’un autre succès de l’intégration transnationale, la fierté nationale espagnole lors du premier vol de l’A400M à Séville, l’Espagne devenant enfin aux yeux de son opinion un acteur majeur d’EADS à travers Airbus Military.
Autre sujet de tension, la question d’un drone européen… Alors qu’EADS est présent sur ce secteur et fait ses preuves sur les théâtres d’opérations avec le Harfang, utilisé avec succès en Afghanistan et en Libye mais insuffisamment valorisé, des choix politiques français écartent le groupe au profit de son concurrent Dassault en lançant une improbable coopération avec BAE Systems, pourtant mortel rival de Dassault dans la compétition sur les avions de combat, notamment en Inde. Et une coopération bilatérale qui laissait de côté tous les autres partenaires possibles en Europe. Il faudra attendre le changement de majorité pour qu’un nouveau gouvernement, plus réaliste, décide de rouvrir le dossier en proposant d’y associer tous les partenaires européens intéressés, reconnaissant du même coup qu’EADS a un rôle important à jouer comme fédérateur des énergies européennes.
Pas d’alternative aux choix européens
Ces tendances à vouloir faire cavalier seul ou à renoncer aux grandes coopérations, contraires à l’ambition initiale des gouvernements européens, sont d’autant plus étonnantes que d’autres programmes d’EADS sont des réussites européennes avérées : le lanceur Ariane, les hélicoptères Tigre et NH90, l’A380 qui est même un succès mondial… Dans une belle complémentarité entre le groupe EADS et ses quatre filiales Airbus, Astrium, Cassidian et Eurocopter, l’Europe industrielle collectionne les succès dans ce secteur, succès techniques et succès commerciaux. Cette complémentarité, perçue de l’intérieur de la société mais pas nécessairement par le grand public, a été renforcée par l’adoption d’une nouvelle charte graphique en 2010, mise en place à partir de 2011 et conférant un « air de famille » à toutes les entités d’un groupe rendu ainsi plus cohérent en termes de visibilité.
Un choix qui ne s’est pas fait sans mal, car certaines marques étaient très fortes dans la perception du public et ne voulaient pas voir brouiller leur message. Le patron d’Airbus, Tom Enders, a eu alors l’intelligence de comprendre un système graphique qui non seulement ne rabaissait pas Airbus par rapport aux autres marques mais, au contraire, tournait autour de lui par l’adjonction d’un logo rond à côté de chaque marque, à l’instar d’Airbus mais spécifique à chacun, la totalité du système qui articulait le groupe et les filiales restant une architecture souple, donc évolutive, voire réversible.
Le nom d’EADS lui-même, qui faisait débat depuis les premières années du groupe parce qu’il n’était pas attractif, est paradoxalement devenu un symbole de cette réussite d’une Europe « qui fonctionne » : pas une semaine sans qu’un dirigeant politique ou industriel n’appelle de ses vœux un « EADS de la construction navale », un « EADS des matériels terrestres », un « EADS des télécoms » ou un « EADS de l’énergie ». Au moins Louis Gallois – et son équipe – aura-t-il laissé à ses successeurs cet héritage symbolique hautement positif puisque, apparemment, le nom d’EADS est désormais synonyme de réussite européenne.
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