Boabdil le malchanceux, Abou Abd’Allah az-Zoghbî, vingt-deuxième émir nasride de Grenade, a laissé de lui la légende d’un homme faible qui, se retournant une derrière fois après avoir quitté sa capitale et son palais en briques rouges, al-Hamra, versa des larmes amères, ce à quoi sa mère Aicha Fatima lui lança : « pleure comme une femme ce que tu n’as pas su défendre comme un homme ! ».
L’Histoire est parfois injuste mais, en l’occurrence, Boabdil n’aura laissé le souvenir ni d’un grand guerrier – il quittera Grenade sans combattre, pour le plus grand bonheur de la ville laissée intacte à la postérité – ni d’un grand diplomate, puisqu’il sera trahi par tous ses alliés, circonvenus tour à tour par le royaume de Castille.
La trahison aura été son lot puisqu’on trouve aujourd’hui, dans les jardins fleuris du Généralife, un grand tilleul dont il ne reste que le tronc avec une pancarte : cet arbre séculaire a été le témoin des amours secrètes de l’épouse de Boabdil avec un prince…
Et face à cet homme faible, une femme forte et implacable, Isabelle reine de Castille, qui avait fait le serment, en mettant le 26 avril 1491 le siège de Grenade, de ne pas laver sa chemise jusqu’à la prise de la ville… Elle tiendra son serment jusqu’au 2 janvier 1492, jour où Boabdil capitula en remettant les clefs de la ville, laissant pour sa part à la légende la fameuse « couleur isabelle », qui définit la robe entre jaune et beige de certains chevaux. La légende heureusement ne parle pas du « parfum Isabelle », qui a certainement d’autres points communs avec les chevaux de même robe.
Mais laissons là l’Histoire des érudits et penchons-nous plutôt sur la réalité, la terre, le ciel, l’eau, les briques et la pierre qui ont fait de Grenade cet endroit unique et envoûtant, l’explication du comportement de Boabdil injustement critiqué. Comme ceux qui sont frappés du « syndrome de Stendhal », cette divagation qui se saisit des touristes trop exposés à une saturation de beauté et dont les premiers cas ont été signalés à Florence, Boabdil a certainement, à son époque, été saisi d’un syndrome du même genre qui l’a littéralement paralysé et éloigné des réalités.
Grenade est la quintessence du raffinement omeyade, de l’art de vivre méditerranéen et de la générosité espagnole. Les eaux du rio Darro, captées plus en amont dans les hauteurs, ruissellent à travers cette colline pour en faire un jardin éternel, regret ou avant-goût du paradis terrestre.
Nulle part ailleurs l’architecture militaire et fonctionnelle ne se marie avec autant d’harmonie au milieu naturel, recréant une chaîne d’oasis à flanc de colline, dans un enchevêtrement de canaux, bassins, jets d’eaux et vasques qui confèrent toute l’année à ces lieux, même par la canicule la plus africaine de cette méridionale Andalousie, la fraîcheur éternelle des neiges de la Sierra Nevada qui domine le paysage.
Si l’on excepte la citadelle de l’Al-Kasaba, franchement virile et carrée, qui domine la vieille ville de toute sa puissance, et les massifs murs d’enceinte flanqués de hautes tours, le reste de la colline, entre l’Alhambra, les jardins attenants et le parc du Généralife, est un verger où les roses mûres sentent le miel, les fontaines sentent le jasmin, en attendant que, plus tard dans la saison, les pêchers et abricotiers embaument à leur tour. Lointaine réminiscence, et ce n’est pas un hasard dans ce lieu omeyade, des vergers de la Ghouta qui fleurissent les environs de Damas en plein désert, irrigués par la rivière Barada qui se perd dans ces jardins avant de disparaître dans les sables du désert.
Le palais même de l’Alhambra, où se tenait l’administration du califat, est un dédale de cours sombres, de patios ouverts, de salles lumineuses et de couloirs étroits, où la nature entre au cœur de la construction et l’intérieur reste ouvert en permanence sur l’extérieur, sur le ciel, la ville et les jardins alentour. Les fontaines traversent le palais de part en part, l’eau coule en résonnant sous les voûtes, la moindre ouverture est un bassin offert aux reflets du ciel.
Les colonnes côtoient les troncs des palmiers, les voûtes ruissellent de stalactites en stuc, le moindre morceau de paroi est sculpté de frises et de calligraphies, le blanc toujours vif des reliefs en plâtre est rehaussé de formes géométriques de céramique, les fleurs réelles répondent aux fleurs en pierres et les lions de la grande fontaine du même nom montent la garde depuis cinq siècles.
Par quel miracle tout cela a-t-il survécu intact, échappant aux pillages, aux destructions, aux rajouts, aux restaurations abusives ? La très catholique Isabelle fit construire des églises mais en contrebas, commença une cathédrale qui aujourd’hui domine son quartier mais au pied de la colline et où, par chance, les photos sont interdites ce qui évite de faire circuler les images d’un art massif, prétentieux, écrasant, en totale contradiction avec l’esprit de l’Alhambra et du Generalife où ont soufflé autrefois les vents de la douceur et de la tolérance.
L’empereur Charles-Quint, fasciné par Grenade au point de décider d’y installer son trône, fit construire entre Alhambra et Alcazaba un beau palais carré s’ouvrant sur une cour à colonnes parfaitement ronde, la quadrature du cercle. Un palais qui ne fut pas terminé de son vivant, mais qui restera le seul témoignage ici de la civilisation post-omeyade, l’Empereur étant un esprit assez ouvert pour surtout préserver ce fruit unique de la conquête d’Isabelle, de la « Reconquista ».
Mon discours n’est pas aveuglément pro-musulman ou bêtement anticatholique. Je veux au contraire rendre hommage à ceux qui ont été les gardiens de cet Eden, des chrétiens pauvres et ouverts, la congrégation franciscaine qui a été autorisée à s’installer au cœur même des palais et à y édifier un monastère. Seuls les disciples de Saint-François, qui parlait aux arbres et aux oiseaux, étaient légitimes à recevoir l’héritage de ces jardins suspendus dignes de Babylone et à y faire prospérer leurs vergers pour nous les rendre intacts aujourd’hui.
Les Franciscains ont occupé et préservé ces lieux sans rien effacer de la présence omeyade, prolongeant l’esprit de Saint-François allé à Damiette expliquer au sultan Malik el-Kamel que la religion du Christ n’avait rien à voir avec la brutalité des Croisades, ouvrant la porte à une relation harmonieuse entre le sultan et le roi Frédéric de Hohenstaufen, qui finalement reçut de Malik les clefs de Jérusalem…
Grenade reste le plus bel exemple du croisement des civilisations, le plus beau témoignage de ce que fut un islam rayonnant et ouvert aux autres religions, même si quelques rares barbus aux pantalons raccourcis se mêlent aux touristes avec le secret espoir de rétablir un califat à Grenade, offrant de leur religion la vision la plus caricaturale et la plus éloignée de ce qu’elle fut ici.
Bonjour Monsieur,
Je suis étudiante en deuxième année d'études ibériques à la Sorbonne, j'ai un exposé à soutenir au sujet de l'Alhambra. Vos photos sont très bien prises, pourrais-je en utiliser quelques unes ?
Merci d'avance pour votre réponse.
SZ
Rédigé par : Zengin | 31 octobre 2015 à 17:47