Il est très intéressant de comparer ce qui circule en ce moment sur le F-35 Joint Strike Fighter (JSF) de Lockheed, présenté par les uns comme une prouesse technologique, par les autres comme un désastre industriel, et par les premiers utilisateurs comme un redoutable système d’arme de génération entièrement nouvelle.
Côté positif, on trouve les remarquables analyses de certains spécialistes américains comme Robbin F. Laird et Edward T. Timperlake ; et Robbin Laird n’est certes pas un pourfendeur de l’industrie européenne, quand on voit ses notes enthousiastes sur l’avion de transport de nouvelle génération A400M d’Airbus ou sur l’hélicoptère à grande vitesse X-3 d’Eurocopter. Avec une force dans ses démonstrations, il ne se contente pas de lire des rapports ou d’écouter des exposés, il va faire parler les utilisateurs et en particulier les pilotes d’essais.
Côté négatif, des commentateurs européens mais surtout français, notamment deux chercheurs de la CEIS, Etienne Daum et William Pauquet, qui viennent également de publier une remarquable note sur le sujet, « Quel avenir pour le F-35 / JSF ? Ambition américaine, mirage européen » mais qui part d’un point de vue très marqué "Dassault", à savoir que les programmes en coopération multinationale sont par nature voués à l’échec.
Entre les deux, des commentaires de la presse économique et généraliste, en Italie et en Grande Bretagne, anticipant vraisemblablement par leurs critiques des décisions de réduction ultérieure de cible des commandes initiales de F-35 de leurs gouvernements respectifs.
Mais commençons par le positif, puisque cet avion existe bel et bien, même si son développement est loin d’être achevé. Osons une Lapalissade : tant que son développement n’est pas terminé, un avion n’est pas au point, et le fait que des obstacles techniques entraînent surcoûts et retards est une donnée structurelle des programmes militaires, sans exception aucune. Le Rafale et l’Eurofighter Typhoon ont eu respectivement quinze ans et dix-sept ans de développement, ce qui ne les empêche pas d’être aujourd’hui des avions de combat extrêmement performants et tous deux "combat proven"» depuis 2011. Certains industriels français qui mettent en doute l’aboutissement du F-35 sont les mêmes qui, il n’y a pas plus de deux ans, considéraient le programme A400M comme un échec…
Dans la note de Laird et Timperlake, on explique que le F-35 n’est pas le simple remplacement commun d’un avion tactique pour l’US Air Force, l’US Navy et l’US Marine Corps, mais c’est réellement un "système de combat volant" qui permet d’appréhender la projection de puissance de façon radicalement différente. En particulier, la mobilité accrue des systèmes de défense sol-air adverses (comme les SA-10 et SA-20) exige de l’appareil attaquant de pouvoir à la fois repérer, identifier et acquérir lui-même sa cible, et mener ensuite ses missions strike de la façon la plus efficace. Le F-35 est à cet égard l’héritier du F-22 Raptor en ce que l’intégration des données est quasiment totale : « les données sont déjà intégrées sous forme d’informations fournissant une connaissance à jour de la situation environnante sans nécessité de retraiter ces données ». Autre caractéristique, le F-35 est le premier appareil à avoir une vision de la situation à 360° sur plusieurs centaines de kilomètres, alors que pour l’instant les avions de combat ont besoin d’un appareil de type AWACS qui les accompagne pour bénéficier d’une telle vision.
Dans les critiques adressées à cet appareil, prenons d’abord la partie purement technique, avant d’examiner les aspects financiers et industriels. D’abord l’appareil vole et, si les configurations initiales ont été réduites, il existe techniquement dans la version classique (A) et dans la version à décollage court et vertical (V/STOL) (B). Le rapport de la CEIS met en doute la réussite de ces deux versions, et de la troisième navalisée pour un catapultage (C), mais conclut à l’explosion budgétaire sans parler d’impossibilité technique : les Européens sont bien placés pour savoir que les problèmes les plus complexes, même au niveau de la motorisation, finissent par être réglés si l’on y met les moyens. Idem pour l’avionique, et cette étude est discrète sur ce qui fait le caractère exceptionnel de cet appareil de 5e génération, l’intégration des données dans un système de combat de grande capacité.
Faute de constater d’impossibilité technique de Lockheed et ses partenaires industriels, y compris BAE Systems, à savoir surmonter les obstacles, quitte à accumuler les retards, les deux analystes de la CEIS voient donc dans l’explosion des coûts les raisons qui condamnent le programme aussi bien aux Etats-Unis que chez leurs partenaires associés au programme à divers degrés. C’est mal connaître la logique américaine qui, si elle sait parfois sacrifier des programmes trop coûteux, peut au contraire imposer des choix financièrement irréalistes mais nécessaires pour la capacité opérationnelle des forces, sachant que les économies d'échelle jouent une fois le programme lancé à plusieurs centaines d'exemplaires. A ce jour, les critiques exprimées aux Etats-Unis portent sur la gestion des différentes branches du programme, sans le remettre en question globalement.
Même raisonnement pour les partenaires européens, en particulier les Britanniques et les Italiens. Un grand industriel français évoquait le "traumatisme" des Britanniques à voir l’insuffisance des transferts de technologie entre Lockheed et BAE Systems sur le F-35. C’est sans doute oublier que les Britanniques éprouvent aussi d’autres traumatismes quand ils voient de grands marchés asiatiques échapper à l’Eurofighter, et c’est aussi sous-estimer BAE Systems qui a toujours su faire respecter ses droits et le fera certainement sur ce programme pour lequel les Américains ont besoin d’un partenaire majeur en Europe.
Côté italien, le gouvernement a déjà réduit la cible initiale de 131 appareils commandés à 90, par nécessité de réduire les budgets, et certains partis d’opposition réclament aujourd’hui le gel pur et simple de ces commandes pour dégager une économie immédiate de quinze milliards d’Euros. Mais il est peu vraisemblable que l’Italie sorte de ce programme : pour des raisons politico-militaires, les liens forts avec le partenaire américain au sein de l’OTAN, pour des raisons opérationnelles, car la possession du F-35 permettra à l’Italie de conserver un statut de partenaire de premier rang dans les coalitions internationales, et enfin pour des raisons industrielles, car même s’il n’y avait que de la sous-traitance – les Italiens n’ont pas les mêmes exigences de transfert que les Britanniques – ils sont assurés d’avoir de la charge de travail sur les F-35 qui seront produits pour leurs forces.
Détail intéressant, la CEIS évoque les réticences australiennes envers ce programme, au profit de Boeing qui pourrait placer des commandes intermédiaires de F/A-18, et table sur zéro commandes côté japonais. Dans la note de Robin Laird, celui-ci évoque au contraire l’hypothèse d’une stratégie asiatique de Lockheed s’appuyant sur un "hub" australien en matière de maintenance et de formation pour les flottes de F-35 de Singapour, Corée du sud, Japon, Australie et forces américaines du Pacifique. La vérité est sans doute intermédiaire, mais cette simple juxtaposition prouve qu’on peut donner une image sensiblement différente selon qu’on est pour ou contre le programme en question…
Sur le plan des utilisateurs, je suis prêt à parier que si l’on interrogeait des pilotes français, britanniques, allemands, espagnols et italiens, au-delà de leur fierté respective de piloter le Rafale ou l’Eurofighter, tous seraient intéressés par cet appareil de conception nouvelle, qui sera produit en grande série proportionnellement aux leurs, et qui garantira une meilleure interopérabilité des forces. Un peu comme ces mêmes aviateurs des différents pays, au-delà des préférences politiques de leurs gouvernements pour tel ou tel système de drone, considèrent tous avec envie le Predator américain, produit à près d’un millier d’exemplaires, "combat proven" et parfaitement performant…
Qu’on ne s’y trompe pas : mon intention n’est pas de faire un plaidoyer pour les intérêts américains en général ou pour cet appareil en particulier, j’ai toujours milité pour une industrie de défense européenne forte et continuerai à le faire. Mais l’autonomie aéronautique européenne, dont parlent Dam et Pauquet, a été mise à mal en 1985-86 avec l’échec de l’avion de combat européen et le fait que la France fasse cavalier seul. Penser un seul instant que les partenaires européens de la France seraient prêts à la soutenir pour faire des projets alternatifs aux solutions américaines est simplement méconnaître la réalité des ambitions politiques de nos principaux partenaires. Un peu le même genre de myopie qui a pu faire croire à la France, dans le passé, qu’elle pouvait susciter une Europe de la défense alternative et non pas complémentaire à l’OTAN, suscitant l’incompréhension de la totalité de ses partenaires.
Sur le plan industriel, s’agissant des industries de défense et compte tenu de la crise budgétaire qui ne peut que s’aggraver, l’avenir est peut-être à davantage de complémentarité avec les Américains. Il existe des secteurs où l’industrie européenne est respectée par les Américains pour son savoir-faire et sa compétence technologique : missiles, avions de transport, hélicoptères, avec parfois des succès commerciaux ou des perspectives intéressantes pour les Européens sur le marché américain.
La meilleure solution devrait être que les pays européens aient une stratégie de réponse plus convergente, et le F-35 est un très bon exemple : rival américain pour les Français et les Allemands, programme en coopération pour les Britanniques et les Italiens – sans parler des Espagnols qui auront besoin d’un successeur à leur Harrier pour les porte-aéronefs. Si les industriels ne savent pas trouver un langage commun, peut-être faudra-t-il que les politiques fixent eux-mêmes un cadre de réflexion sachant marier ambition européenne autonome et esprit de coopération transatlantique.