L’ouverture du chantier d’un nouveau Livre Blanc sur la défense et la sécurité est une excellente opportunité pour stimuler un débat public, grâce à l’existence de nombreux canaux ouverts qui n’existaient pas ou à peine lors du précédent, le deuxième Livre Blanc de 2008.
Car il faut commencer par le reconnaître, le précédent exercice a été mené par une commission dont la préoccupation principale semblait être parfois, vu de l’extérieur, de verrouiller ses travaux en évitant que ses membres aient trop de contacts en externe. Officiellement pour canaliser les travaux, m'avait expliqué alors un membre de cette commission.
En fait, peut-être pour éviter de se laisser « polluer » par les lobbies, notamment les industriels. Chacun sait que la défense doit se prémunir contre les marchands de canon, qui ne sont là que pour détourner des budgets publics… Telle est la perception profonde de certains ayatollahs. L’autre motif du verrouillage étant d’éviter que la discussion ne soit accaparée par des militaires qui, chacun le sait également, sont soit trop limités intellectuellement, soit fondamentalement corporatistes !
Soit. Cette nouvelle commission du Livre Blanc devrait être plus ouverte d’esprit, si l’on en croit ce qui est annoncé publiquement, puisque la lettre de mission du président de la république préconise un large débat et qu’on y associe dès le départ un représentant pour la Grande-Bretagne et un autre pour l’Allemagne, les alliés privilégiés de la France dans le domaine de la défense dans la perspective souhaitée par François Hollande d'une "relance de l'Europe de la défense". La commission doit ménager également "une large consultation avec l'ensemble des acteurs de la politique de défense et de sécurité nationale".
Mais soyons réalistes. Avec le délai extrêmement serré qui a été fixé pour ses travaux, cette commission ne pourra pas davantage se disperser que les précédentes. Il n’est pas question ici d’y intervenir, il appartiendra au rapporteur, Jean-Marie Guéhenno, de fixer la liste des compétences consultées par la commission.
Ce qu’il est en revanche possible et souhaitable d’envisager, c’est qu’un débat ouvert s’établisse en marge des travaux officiels, non pas à travers les canaux de la communication institutionnelle, lourde de son inertie hiérarchique (ah, les validations), mais à travers le réseau largement accessible de tous ceux qui, sans prétention ni préoccupation de grade, échangent sur les sujets de défense à travers « la toile ».
Le paysage du débat de défense est aujourd’hui caractérisé par une très grande floraison de sites, blogs et forums de discussion qui interagissent horizontalement, sans se perdre dans les méandres des validations et prises de position officielles. Les plus anciens sont les blogs bien connus de Jean-Dominique Merchet (Secret Défense), Jean Guisnel (sur lepoint.fr) et Jean-Marc Tanguy (Le Mamouth). Plus récents et plus informels, mais avec des chiffres de fréquentation parfois spectaculaires, les blogs de Theatrum Belli, Egeablog, Mars attaque, Lignes de défense, et même le site Internet de la vénérable Revue de Défense Nationale (RDN) qui tend à s’affranchir de la revue papier pour participer au « buzz », le courant d’opinion.
Qui empêche Olivier Kempf, Florent de Saint-Victor, Stéphane Gaudin, Philippe Chapleau et bien d’autres d’alimenter une conversation collective autour du Livre Blanc, pour le plus grand bénéfice de la réflexion collective ? Theatrum Belli lance officiellement un "appel à contributions". Certains vont s’offusquer, redouter que des militaires d’active ne s’exposent inutilement, craindre que les débats ne se dispersent dans tous les sens. Inquiétudes injustifiées, quand on pratique le Net et que l’on voit son fonctionnement : sans parler d’autorégulation, le fait est qu’une actualité chasse l’autre et, dans un grand débat sur les sujets de défense, certaines prises de position infondées, maladroites ou négatives seront de facto équilibrées par le flux des interventions postérieures. Quant au risque de voir des militaires d’active s’exprimer, il existe déjà largement avec l’expression auto-justifiée d’un certain nombre d’officiers généraux en deuxième section, qui n’ont pas forcément plus raison parce qu’ils ont plus d’étoiles que d’autres…
Dans le fonctionnement de l’Institut des Hautes études de défense nationale, il est un principe non-écrit qui permet à tous de s’exprimer sans porter atteinte à leur devoir de réserve : les militaires font porter leurs questions ou leurs interventions par leurs camarades civils, pour le plus grand bénéfice de la réflexion collective. Un même mécanisme pourrait ainsi fonctionner à travers la toile, certains cadres militaires pouvant, à défaut de s’exprimer publiquement, faire relayer leurs contributions par des blogs ou forums amis – il n’est un secret pour personne que certains blogs sur la défense sont directement alimentés par les états-majors.
Le cadre a de toutes façons été fixé par la lettre de mission de la commission du Livre blanc : la stratégie de la dissuasion nucléaire n’est pas remise en cause dans son principe. Ce qui n’exclut pas de réfléchir sur l’articulation de ses moyens, l’obsolescence technologique, les capacités d’évolution… Il s’agit également de réfléchir aux capacités devant rester autonomes et aux capacités pouvant être partagées entre alliés. Ce qui n’exclut pas de réfléchir, précisément, sur la politique de partage et de mise en commun des capacités conventionnelles dans le contexte budgétaire contraint que connaît l’Europe, ni de se positionner sur l’évolution de l’OTAN et de la participation de la France et de ses alliés européens.
Idem pour les coopérations industrielles, qui ne peuvent être abordées sans évoquer d’abord la perception commune des menaces, la mise en commun des besoins, la faisabilité de produire des équipements communs sans se perdre dans les méandres des spécifications divergentes. Beaucoup a déjà été pensé, dit, écrit sur le sujet, dans les rapports parlementaires, les colloques de la FRS ou de l’IRIS, les revues de réflexion stratégique. Beaucoup sera publié dans les quotidiens sous forme de tribunes, signées de parlementaires, ou de spécialistes comme Louis Gautier, Pascal Boniface, Bruno Tertrais, François Heisbourg, tous ceux qui ne sont pas (encore) piégés par une responsabilité gouvernementale. Et d’autres tribunes seront signées de pseudonymes collectifs, inégalement transparents en fonction de la participation de hauts-fonctionnaires civils et militaires.
Une discussion élargie à travers blogs et forums n’aura, sauf exception, pas le niveau des interventions de tous ces spécialistes (encore que certains auraient avantage à se renouveler). Mais elle pourrait avoir un intérêt essentiel, dans l’intérêt même du Livre Blanc et de son acceptation par l’opinion publique : celui de sensibiliser le public très en amont, de lui prouver que le débat sur la défense est authentiquement le sien. Et, quelque part, de faciliter ensuite le travail d’explication de la commission lorsqu’elle aura achevé ses travaux, en ayant suscité une expectative publique sur le Livre blanc. Si, de surcroît, quelques idées originales émergeaient de cet « e-débat », ce ne pourrait être que bénéfique pour l’exercice dans son ensemble. Blogueurs, internautes, à vos souris !
Bonsoir Pierre. Tu parles d'or, comme d'habitude. Mais il est vrai que tu as compris l'esprit horizontal du 2.0
Quant à tes suggestions : bien sûr, je crois comme toi que la commission ne pourra pas être très innovante : calendrier très bridé, cadre budgétaire extrêmement contraint, système d'une "commission" (avec pour l'instant que des "officiels") qui fabrique du consensus et freine donc l'imagination.
Qu'il y ait un débat alternatif, c'est probable. Il touchera toutefois le nouveau public, celui de moins de quarante ans qui fréquente en masse nos blogs : pas sûr cependant qu'il affecte réellement le produit LB.
égéa
Rédigé par : egea | 19 juillet 2012 à 00:34
Dans le nouveau public, Olivier, il y a aussi les jeunes parlementaires nouvellement élus et pas encore subjugués par tous les tabous qui entourent la défense. Cela vaut la peine d'essayer d'élargir le consensus à des idées nouvelles !
Rédigé par : Pierre | 19 juillet 2012 à 18:14