On croyait l’affaire enterrée : l’exposition “Le printemps des arts”, ouverte début juin dernier au palais Abdellia de La Marsa, avait suscité la colère des salafistes qui avaient attaqué l’expo et tagué plusieurs œuvres. Plusieurs artistes avaient été convoqués pour “troubles à l’ordre public”, puis l’expo s’était terminée. Mais Nadia Jelassi, l’une des artistes contestées par les salafistes, continue avec Mohamed Ben Slama à faire l’objet de poursuites judiciaires non pas sur ses œuvres mais sur “ses intentions”, ce qui est inquiétant pour la liberté d’expression en Tunisie.
Dans une intéressante interview filmée et mise en ligne sur le site du Courrier de l’Atlas, Nadia (photo ci-dessus © Courrier de l’Atlas), maître de conférences à l'Institut Supérieur des Beaux-Arts de Tunis, raconte ses deux convocations successives par le procureur de la république, ansi que l’examen anthropométrique auquel elle a été soumise.
Que lui reproche-t-on au juste ? Une création qui n’existe même plus puisque ce n’était ni une peinture, ni une sculpture mais, explique-t-elle, « une installation éphémère d’éléments, à même le sol, avec trois bustes féminins recouverts de voiles, le visage enveloppé avec du papier journal, et posés sur des galetsl ».
Elle ne nie pas que la scène évoque une lapidation mais « c’est polysémique », c’est-à-dire qu’on donne à la scène le sens qu’on veut lui donner. En poussant le paradoxe jusqu'au ridicule, ajoute-t-elle, on pourrait même parler d’une apologie de la lapidation, mais apparemment les salafistes sont insensibles à cette forme de second degré…
Le paradoxe est que dans cette affaire, aucune plainte n’a été déposée, et que le ministère de la culture dit soutenir la liberté de création des artistes. Mais les poursuites ont été lancées de sa propre initiative par le procureur de la république, qui représente le pouvoir exécutif et non le pouvoir judiciaire. En fait, c’est surtout un retour en arrière, le recours à la notion de “trouble à l’ordre public” ayant été le recours systématique du régime de Ben Ali contre toute forme d’opposition ou d’expression autonome.
Il est inquiétant, estime l’artiste, que le nouveau pouvoir s’appuie sur cet argument pour restreindre la liberté des artistes. Elle souligne du reste que lorsqu’elle a été convoquée par la police judiciaire, les policiers qui l’ont interrogée étaient un peu “perdus” car ils devaient enquêter sur les "intentions" d’une artiste à propos d’une œuvre qui n’existait plus.
La police était du reste intervenue pour disperser des manifestants salafistes devant le palais Abdellia, et l’huissier de justice mandaté par des salafistes pour faire constater un “blasphème”, au 10ème jour de l’expo, a lui-même été poursuivi pour trouble à l’ordre public, signe du très grand embarras des autorités.
Soutenue par un grand nombre d’artistes et d’intellectuels, Nadia Jelassi n’a pas l’intention de se laisser intimider. Dès son retour de l’examen anthropométrique, elle s’est prise en photo avec un double-décimètre jaune et a posté la photo sur Facebook, immédiatement suivie par nombre d’artistes.
Derrière la liberté de création artistique, c’est bien la défense de la démocratie qui est en jeu en Tunisie : l’association des notions de “trouble à l’ordre public” et de “blasphème” ouvre la porte à toutes les interprétations de la loi, au moment où se discute la future Constitution tunisienne et où se joue la défense de la laïcité. Sans entrer dans le débat intérieur tunisien, chacun est libre d’apprécier et de soutenir la campagne lancée par les artistes pour la défense de la liberté de création et de la liberté tout court et de participer à sa diffusion sur Internet. Campagne également soutenue et relayée par Human rights Watch.
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