La ville fantôme de Bodie, perchée à 2.500 mètres de hauteur dans la Sierra à la frontière entre Californie et Nevada, reste un endroit mythique avec ses boutiques et ses intérieurs laissés intacts, tous les objets usuels en place sous une couche de poussière devenue épaisse au fil des ans, un peu comme une Pompéi du Far West, stoppée en pleine vie par une sorte d’arrêt cardiaque collectif. Je l’avais visitée en 2010 et en 2011, et j’y avais goûté un étonnant « retour vers le futur ».
Abandonnée entre les années 1930, après la grande dépression, et les années cinquante lorsque sont partis les derniers irréductibles, la ville est jalousement gardée aujourd’hui par une poignée de Rangers et de guides, qui protègent le site des touristes, des vandales et de l’indifférence tout en multipliant les efforts pour permettre de découvrir le site.
On les voit patrouiller en voiture et à pied, contrôler l’arrivée des touristes, les guider, nettoyer les ruelles, fixer une porte ou un volet, entretenir une façade avant qu’elle ne s’écroule, un entretien de tous les jours et de chaque instant dans cette nature sèche mais fouettée par le vent.
Pour « Ranger Tom », qui y est installé toute l’année, ce lieu extraordinaire est aussi un refuge isolé au milieu d’une nature plutôt hostile, où une épaisse couche de neige isole totalement Bodie du reste du monde. Habiter en pleine ville mais y être seul est un paradoxe que ce Ranger assume très bien. « On a des provisions, l’électricité, on est même connectés à Internet, et nous sommes en liaison radio permanente », se rassure-t-il avec un sourire enthousiaste.
C’est pourquoi l’arrivée des touristes, au printemps quand les routes redeviennent praticables, est quelque chose qu’il accepte avec plaisir. De toutes façons, avec l’éloignement et les petites routes de montagne, même en plein été il y a rarement plus de cinquante personnes à la fois. Il faut que cette ville soit connue, que les gens viennent voir et se rendre comporte de ce qu’a été cette capitale de la grande époque de l’or.
Pour autant, Tom comme les autres rangers qui viennent ici ont à cœur de préserver ce patrimoine unique des déprédations commises par des visiteurs indélicats. Il faut empêcher les gens de ramasser des « souvenirs », car la moindre boîte de conserve, le moindre rivet, la moindre casserole et le moindre fer à cheval ont valeur de symbole de ce qui fut l’activité trépidante d’une grande ville minière et commerçante.
La ville est dominée par son usine, alimentée à l’époque par la première ligne à haute tension de la région, où était traité le minerai aurifère exploité dans les carrières jusqu’au sommet de la colline. Les puits sont visibles de loin, entourés de coulées de sable et de gravats. La plupart des maisons en bois sont recouvertes de morceaux de boîtes en laiton ou en zinc, cloués pour renforcer les murs en bois.
« Ici tout et d’origine, c’est pour ça que nous y tenons », explique Dydia qui, sous son uniforme de Ranger, est une historienne diplômée, spécialiste des archives de la région. Contrairement à d’autres villes-fantôme de l’Ouest américain, où l’on remeublé et équipé les maisons avec des objets d’époque amenés d’ailleurs, ici rien n’a été ajouté, tout est strictement dans l’état où il a été laissé, et il n’est pas question de faire le ménage ni de toucher à la poussière. La restauration ne s'entend que pour préserver les toitures de la pluie et les façades de l'humidité et du vent, pour le reste interdiction de toucher à quoi que ce soit !
A part les vitres, qui sont nettoyées par les Rangers pour permettre aux visiteurs d’admirer les intérieurs sans y pénétrer, rien n’est nettoyé car déplacer la poussière serait compromettre un fragile équilibre atteint par des années d’immobilité. Les lunettes posées sur le livre ouvert, les cahiers posés sur les pupitres dans la classe, les boîtes alimentaires sur les rayons de l’épicerie, les bouteilles alignées dans le bar, tout est authentique comme l’atteste la poussière, rien n’a été artificiellement ajouté.
La Ranger Chris explique aux visiteurs l’importance des bars : il y a eu jusqu’à soixante-cinq saloons ouverts dans la ville, des restaurants chics et des tavernes populaires, c’était le rendez-vous social de toute la région, notamment à cause des centaines de prostituées qui y prospéraient. Son isolement conférait à la ville une sorte d’extra-territorialité, et lors de la Prohibition ans les années 1920, on pouvait aller boire tranquillement de l’alcool à Bodie sans que la police arrive jusque là. Forcément, avec les mines d’or, l’argent se gagnait vite et était le plus souvent dépensé sur place par une population de mineurs aux conditions de travail particulièrement éprouvantes, entre l’altitude, la chaleur de la mine et le froid de la montagne, sans compter le bruit incessant des broyeuses à marteau.
Ce qui ne veut pas dire que la ville vivait dans l‘illégalité ; elle raconte aussi l’histoire de cet étranger qui avait été lynché par la foule, venue le sortir de sa prison après qu’il ait tué un habitant de la ville pour une histoire de femmes. L’effervescence et l’opulence de Bodie sont difficiles à imaginer aujourd’hui, car si les maisons encore debout sont en relativement bon état, il ne reste en réalité que cinq pour cent de la ville du début du 20e siècle, après deux incendies majeurs qui ont détruit le nord puis le sud de l’agglomération. De Chinatown, qui comptait jusqu’à 400 habitants chinois, il ne reste aujourd’hui que deux maisons.
Et pourtant, dans les rues désertes, peut-être à cause de la force de suggestion que représentent ces intérieurs presque intacts et si familiers, on sent encore la présence des habitants de Bodie. « C’est une réalité », affirme Glenda, une Australienne qui s’est définitivement implantée dans ce coin de Sierra, au bord du grand lac Mono à quelques dizaines de km au sud d'ici, où elle se sent totalement chez elle malgré la solitude. « A Bodie on croise des gens, ce sont d’anciens habitants, ils peuvent même vous parler ». Dans cette atmosphère irréelle, où l’on a le souffle court à cause de l’altitude, la frontière est ténue entre le réel et l’hallucination, on entre de plain pied dans le rêve, il suffit d'y croire...
Mais nombre de gens affirment avoir eux aussi rencontré les fantômes de Bodie. Un écrivain photographe qui vient de publier un recueil de textes et de photos intitulé « Discovering Bodie », Nick Gariaeff, l’a dédié « aux fantômes de Bodie », avec en exergue une devise de l’Egypte ancienne : « parler des morts c’est les faire revivre ». Glenda en est certaine, beaucoup d’habitants de Bodie y sont restés jusqu’à ce jour, et vivent leur seconde vie dans ce décor à la fois irréel et totalement réel. Le plus émouvant est le cimetière, partiellement restauré, où les pierres tombales racontent l’histoire de ces familles qui arrivaient de partout et qui ont vécu à Bodie avant d’y disparaître… pour un temps. Avec d’autres, Glenda est là pour parler d’eux et les faire revivre.
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