Parus avant l’été en édition française, les « Carnets du Nil blanc » ont eu un petit succès de presse avec des critiques élogieuses, dont celle de Philippe Lançon dans Libération, sur cette quête initiatique de deux étudiants américains découvrant à la fois le monde et la littérature, avec comme ressort principal de partir loin de chez eux et de fuir la routine qui les attendait au sortir de l’université tout en se nourrissant de Proust, Gide et des auteurs classiques.
Une lecture facile, autour d’un personnage à la fois très présent et souvent absent, une superbe BMW R-50 qui a la particularité d’être blanche, ce qui déterminera son choix immédiat en passant en taxi devant la vitrine d’un concessionnaire à Munich.
Je ne pouvais résister au plaisir d’en faire une lecture un peu plus moto-littéraire, car le thème du voyage à moto est finalement assez riche. On est loin ici du « Traité du zen et de l’entretien des motocyclettes », de Robert Piersig, où c’est davantage le voyage intérieur d’un père emmenant son fils à travers les Etats-Unis, avec un cocktail surprenant de mécanique, de psychologie et de philosophie. On est sans doute plus proche des carnets du Che à motocyclette (Diarios de motocicleta), où Ernesto Guevara et son copain chevauchent une malheureuse BSA (de mémoire) qu’ils malmènent à travers les Andes au point de l’abandonner finalement au bord de la route, car elle n'est pas l'objet du voyage mais un simple moyen de transport.
(Ci-dessus à gauche, petite anonce ; à droite, photo Roy Harper)
John et Joe, les deux héros, sont de vrais motards, même si John Hopkins n’a rien à voir avec son très jeune homonyme le pilote de vitesse moto américain, né en 1983. Etudiant à Princeton, John Hopkins avait commencé sa carrière de motard en achetant une Triumph Bonneville de 650 cc, après avoir entendu les récits enthousiastes de son copain Joe McPhillips, lequel avait fait un tour d’Europe à moto comme passager avec un bras dans le plâtre... Puis, tombé amoureux d’une amie d’enfance,John avait voulu la rejoindre en Europe après un périple rapide en moto, une nouvelle Triumph acehetée à Londres, pour faire un Londres-Madrid et retour à travers la France, et finalement faire faire une très belle promenade en moto de nuit à sa belle à travers Londres car, c’est bien connu, c’est en moto qu’on s’isole le mieux avec quelqu’un…
Retrouvailles non abouties, amour non mature, bref John va se retrouver en train de partir très loin, toujours avec Joe, un ami et un vrai camarade de voyage. Ensemble ils avaient déjà fait un grand tour au Pérou, à pied, en pirogue et en bateau, et s’étaient promis de repartir en Afrique, cette fois à moto. On est en 1961, la moto japonaise n’a pas encore fait sa révolution, le marché est encore européen. Pour aller en Afrique, ils cherchent la bonne monture. Les Ducati leurs paraissent "rapides, mais pas très fiables". Bien vu, en tous cas pour l'époque. Direction Munich, où on fabrique de solides BMW. Retour par les Alpes, escale à Bologne (patrie de Ducati…) pour faire peindre « White Nile » sur le réservoir blanc de la R-50, et ce sont les préparatifs pour le départ d’un long périple qui doit les amener jusqu'au Kenya, où les attend un ancien de Princeton qui les bombarde de lettres.
Descente de l’Italie, traversée de la Méditerranée, passage agité à Tunis au moment où les Français bombardent Bizerte, traversée mouvementée de la frontière libyenne sans le carnet de passage en douane, puis arrivée en Egypte. Le temps de traverser les champs de bataille d’El Alamein, succession de cimetières, de carcasses et de monuments, mais également les ruines romaines de Libye dont ils savourent la magie déserte, et ils arrivent dans l’Egypte de Nasser en pleine fermentation.
La "Nil Blanc" est leur sésame et leur ouvre toutes les portes. Une moto est insolite dans ces paysages sans routes, surtout lorsqu’elle est blanche. Ils prennent soin de la faire briller, et deviennent experts en réparation de crevaisons, tout en appréciant d’avoir une transmission à cardan qui leur évite de retendre la chaîne à chaque démontage de roue. Lors d'une crevaison près d'Assouan, John ira plonger dans la chambre à air dans l'eau du Nil avec d'infinies précautions, par crainte des crocodiles et de la bilharziose, pour détecter le trou par les bulles...
Le livre est rapide, ce sont des notes de voyage, John ne s’étend pas sur la technique, ni tellemen sur ses états d'âme. L’écriture est comme une hygiène, il se force à prendre des notes pour garder le fil, et ne s’étend que pour donner les températures, qui continuent d’augmenter à mesure qu’ils s’enfoncent vers le sud : désert tunisien, désert libyen, Nubie, Soudan, ils sont eux-mêmes fiévreux à tour de rôle mais le flat-twin refroidi par air continue à ronronner comme une horloge, et la fourche Earles à avaler les ornières les plus monstrueuses.
Les populations locales sont toutes accueillantes, Cairotes, Nubiens, surtout les Soudanais dont il admire la noirceur et la beauté. Il n’a pas de mots assez durs, en revanche, pour décrire les Français, coupables d’horreurs coloniales en Tunisie, et les Britanniques, dont les jeunes officiers rencontrés leur paraissent superficiels et arrogants, quand ils ne sont pas simplement anti-américains. Sans entrer dans le débat politique, John est quand même conscient du rôle des Etats-Unis dans la décolonisation depuis l’administration Roosevelt.
La moto ne passe pas partout, et on la charge successivement sur les ferries et sur le train. Très belle scène où John, dans le train qui les emmène au sud de Wadi Halfa, laisse Joe avec la moto arrimée dans le compartiment et rejoint la locomotive où il aide à charger le charbon dans la machine dans une chaleur d’enfer.
La cavalcade se termine à Nairobi pour la Nil Blanc, la moto en panne étant immobilisée chez un garagiste en attendant l’envoi depuis l’Allemagne d’une culasse et des joints. Miracle, quelques semaines plus tard, le concessionnaire BMW de Munich leur a envoyé un moteur entier en caisse !
La partie "safari" avec une succession de bonnes et de mauvaises surprises, de malentendus inexpliqués, est amusante et ne doit pas être résumée. Rien n’est jamais conforme aux prévisions, ni même prévisible en Afrique. De surprise en déception, les deux jeunes gens gardent en tous cas un point de repère : ils sont mieux loin de chez eux. John écrit à sa mère de ne plus lui envoyer des invitations à des cocktails mais d’y aller elle-même et de les lui raconter.
Les presque dix mille kilomètres de voyage exténuant, qui se termineront pour Joe par une double pneumonie, n’auront pas dissipé cette envie de ne pas revenir. Avec la "Nil Blanc", ils retournent non pas aux Etats-Unis mais en France, où ils trouveront des petits boulots avant que John ne tombe sur une proposition d’enseigner au Maroc. Il y restera dix-sept ans. Il faudra que je lise ses autres romans, notamment les "Carnets de Tanger", pour savoir ce qu’est devenue la BMW et s’il a acheté d’autres motos. Forcément, il n’a pas pu en rester là !
Par curiosité, j’ai cherché trace d'autres R-50 sur Internet. On en trouve encore, même de très rares blanches (à 8.000 €, quand même) et une grise, la plupart étant classiquement noires (voir au-dessus), comme celles de la Gendarmerie. L’aboutissement de cette génération à fourche Earles allait être la R69S, avant les séries 6 et 7 à fourche classique, les plus increvables des BMW.
John Hopkins, Carnets du Nil Blanc, 198 p, Quai Voltaire
Commentaires