La fin du monde n’a jamais été un concept amérindien et, si l’afflux de touristes à Cancun et dans tout le Yucatan pour la date fatidique du 21 décembre a fait plaisir aux Mexicains, il les plutôt fait sourire : le calendrier maya calculait certes des changements de cycle, mais n’a jamais annoncé d’apocalypse. La fin du monde, “moi, j’m’en balance”, redisent pour l’éternité ces statuettes Totonaques du musée de Xalapa (province de Veracruz).
Plus proche des philosophies d’Asie (gaffe à éviter : dire que les Amérindiens ressemblent à des Asiatiques), la philosophie des Mayas et de toutes les autres cultures de cette région, pour faire très court, est plus proche d’un éternel recommencement des individus et des peuples, par réincarnation, intégration et réappropriation.
Les notions de jugement dernier, de mort éternelle et de vie éternelle leur sont étrangères car chaque être connaît un incessant aller et retour entre la vie et la mort en passant par “l’infra-monde”, monde parallèle où se côtoient morts, vivants et dieux. Comme beaucoup de dieux se réincarnent, beaucoup de vivants deviennent dieux en mourant, comme ces jeunes gens sacrifiés après avoir incarné un dieu avant leurs vingt ans, ou ces femmes mourant en couches et devenant déesses pour avoir mis un être au monde…
Les civilisations qui se sont succédé au Mexique, parfois cohabitant à travers les siècles, parfois se mangeant les unes les autres, au sens propre comme au sens figuré, et se combattant souvent jusqu’à l’élimination du plus faible, comme toutes les civilisations du monde, se sont transmis des visions communes très fortes, dont celle d’un monde en éternel recommencement, sous le signe du jaguar prédateur et roi de la forêt.
La plus forte de ces croyances était que le dieu Quetzalcoatl, le redoutable serpent à plumes omniprésent, devait un jour se réincarner en un dieu barbu à la peau blanche, arrivant par la mer orientale, et apporter un nouvel ordre et une nouvelle prospérité aux peuples qui sauraient l’accueilleraient.
Une croyance étonnante, puisqu’elle existait déjà plusieurs siècles avant l’arrivée d’Hernan Cortès et de sa poignée de soldats en 1512, des Conquistadores dont l’épopée victorieuse ne se comprend que par l’acceptation des peuples qui les attendaient depuis si longtemps. (Ci-dessus, deux objets étonnants : un pater dolorosus tenant un enfant mort dans ses bras, et un sportif fatigué qui n’est pas un motard, malgré les lunettes, mais un joueur de pelote, sport particulièrement violent qui justifiait le port de genouillères, plaques de protection, casque et protections faciales).
Une colonisation espagnole sanglante, impitoyable, sur laquelle beaucoup a été écrit et dont personne ne peut nier la violence. Mais face à laquelle certaines cultures ont sans doute mieux survécu que d’autres - et je l’écris avec une infinie prudence – avec un immense esprit d’adaptation grâce auquel le Mexique redécouvre peu à peu ses racines millénaires dans l’histoire la plus riche et la plus ancienne. Le sourire des Mexicains d’aujourd’hui reflète exactement celui, étonnant, des statuettes totonaques d’avant 1512, preuve que ces civilisations avaient leur humanisme et leur sens de l’humour.
Si les soldats et les missionnaires (là aussi, il faut nuancer car tous les missionnaires n’étaient pas du côté de l’Inquisition…) ont tenté d’effacer tout ce qui évoquait les dieux païens de ces civilisations amérindiennes, ils n’ont pu tout effacer et ont reconstruit sur ce qui existait : Mexico est exactement situé sur l’ancienne capitale aztèque, et dans l’Etat de Veracruz, les villes totonaques de Papantla et Xalapa, qui comptaient respectivement 60.000, 120.000 habitants en 1512, sont aujourd’hui encore de riantes métropoles en plein développement, notamment Xalapa, capitale de l’Etat de Veracruz.
Ma culture des Totonaques n’appartient à aucun bagage universitaire, elle vient d’une simple rencontre avec des lieux qui parlent, un musée d’une richesse émouvante et à l’architecture unique, et d’une monographie publiée par un non-spécialiste. “Totonacu, la Novela”, de José César Carrillo, est un roman qui raconte l’aventure de deux jeunes princes totonaques, un frère et une soeur, lesquels assistent impuissants à la faillite économique de leur capitale Tahin (ou Tajin), pour cause de sècheresse et de désertification. Les dieux vont les inciter en songe à emmener leur peuple en exil vers deux nouvelles capitales, ce qui s’est passé dans la réalité puisque Tahin semble avoir été abandonnée d’un coup et a été retrouvée par les archéologues pratiquement intacte.
Leur brève histoire s’arrête là, avec la conscience qu’ils ne seront plus là quand leur peuple, presque cinq siècles plus tard, accueillera le dieu blanc et barbu. Il l’accueillera d’autant plus que, après une victoire militaire sur les Aztèques vers la fin du royaume de Tahin, ces derniers poursuivront les Totonaques sur leurs nouvelles terres, le Totonocapan, malgré les fortifications et les têtes de guerrier dans la forêt, et leur imposeront des taxes insupportables en biens et en jeunes gens destinés aux sacrifices humains. Raison suffisante pour que les Totonaques et leurs voisins Tlaxcaltèques s’allient aux Espagnols de Cortes pour se débarrasser des Aztèques. Ils y perdirent leur civilisation mais survécurent comme identité :aujourd’hui, près de 400.000 personnes parlent ou comprennent encore le Totonaque entre les Etats de Veracruz et de Puebla. Inutile de dire que la fin du monde, ils l’ont déjà vécue plusieurs fois !