La Tunisie vient de se réveiller avec une nouvelle situation révolutionnaire, après s’être un peu assoupie dans un débat trop abstrait sur la Constitution qui se concentrait essentiellement sur des questions sociétales et éthiques (droits de l’homme, droits de la femme, laïcité) en oubliant que c’est la faim et le chômage qui avaient déclenché la révolte des Tunisiens en 2010.
Depuis bientôt deux ans, un gouvernement réduit à un coalition hétéroclite de partis n’ayant joué qu’un rôle modeste dans l’insurrection de janvier 2010 a mené ce débat abstrait, sans s’occuper en profondeur des problèmes de relance de l’économie et de résorption du chômage, et en différant le processus électoral prévu pour redonner la parole aux Tunisiens. (à gauche, photo afp.com/Fethi Belaid)
Le réveil est venu de Siliana, petite ville à 150 km au sud-ouest de la capitale, dont la population, s’estimant oubliée, s’est mise en rébellion spontanée contre les autorités locales et en particulier le gouverneur, Ahmed Ezzine Mahjoub, accusé de s’occuper uniquement des intérêts politiques du parti islamique Ennahda.
Le mouvement a commencé lundi 26 novembre, par une manifestation de solidarité avec un syndicaliste qui s’était affronté aux autorités locales, manifestation réprimée par un dispositif disproportionné : la police a utilisé des gaz lacrymogènes mais aussi des carabines de chasse, et le spectacle des blessés par chevrotine a provoqué la réaction immédiate d’une population qui n’a plus peur depuis la révolution, et qui a déclenché une grève générale avec le soutien de l’UGTT.
En trois journées de grève générale sévèrement réprimée, le bilan a dépassé 300 blessés et, clairement, l’affrontement n’est plus entre l’UGTT et les représentants d’Ennahda mais entre la population locale dans son ensemble, soutenue par de jeunes manifestants venus de la région et de Tunis, et le pouvoir en place. A noter que les réseaux sociaux ont à nouveau joué un rôle important dans ces nouveaux événements, avec des mots d'ordre pour rallier les manifestants entre Siliana et les aurtres villes, et des slogans comme "Wallah we can!", inspirés de la réelection de Barak Obama.
Il y a quelques semaines, à la mi-octobre, le parti Ennahda avait déjà manifesté son indifférence envers les autres acteurs tunisiens en boycottant un forum national de réconciliation organisé par l’UGTT et ouvert à toutes les formations politiques pour parler de l’évolution des institutions.
Au lieu d’apprécier la gravité de la situation à Siliana, le premier ministre Hamadi Jebali, du parti Ennahda, a affirmé qu’il faudrait le “forcer à démissionner plutôt que de désavouer le gouverneur”. Mis en cause également, le ministre de l’intérieur qui a fait intervenir la garde nationale aux côtés de la police s’accroche à son poste alors que sa démission avait été réclamée à plusieurs reprises, notamment après que la police ait laissé les manifestants salafistes attaquer l’ambassade des Etats-Unis le 14 septembre sans intervenir, et après le récent assassinat le 18 octobre d’un militant de Nida Tounes à Tataouine.
Par un retournement de situation étonnant, Ennahda se retrouve aujourd’hui dans le même rôle d’un pouvoir sourd et aveugle, face à la crise économique et sociale que traverse la population tunisienne, que le régime de Ben Ali au moment des émeutes qui ont commencé le 17 décembre 2010 après le suicide du jeune chômeur et vendeur de légumes à la sauvette Mohamed Bouaziiz à Sidi Bouzid.
Autre symétrie, le soutien apporté aux syndicalistes et aux jeunes manifestants par des mouvements démocratiques d’opposition comme le parti al-Joumhouri, dont l'équipe dirigeante s'est rendue en visite à Siliani pour une conférence de presse au siège de son jour al El-Mawkef, et dont le député Iyed Dahmani a commencé une grève de la faim.
il est difficile d’évaluer comment peut évoluer la situation dans un pays qui a surpris le monde entier en déclenchant la vague des insurrections du monde arabe. Mais même en supposant que le gouvernement ramène le calme au prix de quelques concessions, ces derniers évènements ont déplacé le curseur des prochaines élections présidentielles et législatives : du terrain des valeurs où voulait le contenir Ennahda, un parti coincé entre l’opposition laïque et des radicaux islamistes, le débat va évidemment revenir sur celui des réalités économiques et sociales.
A l’évidence, le candidat et le parti dont les Tunisiens ont le plus besoin sera moins jugé sur le débat des valeurs que sur des propositions concrètes permettant à la Tunisie de consolider sa démocratie tout en relançant son économie sur des bases saines et de retrouver sa place sur le marché régional, maghrébin et méditerranéen, et d'entreprendre un plan de rééquilibrage au profit des régions de l'intérieur du pays aujourd'hui déshéritées.
Vendredi soir, après des manifestations de soutien importantes à Tunis et dans plusieurs villes, la situation avait évolué à nouveau à Siliana où un accord entre l’armée et les syndicalistes a abouti à ce que l’armée relève la police et prenne le contrôle de la ville – une situation qui rappelle exactement celle de janvier 2011 dans la capitale.
Le président de la république, Moncef Marzouki, a appelé vendredi soir à la télévision à un retour au calme et à la formation d’un gouvernement restreint, et a incité les autorités à faire leur autocritique en estimant la vilence "inacceptable". M. Marzouki, du Congrès pour la république (CPR), n'a pas le pouvoir de remanier le gouvernement, une décision qui revient au Premier ministre. De nouveaux mouvements étaient annoncés pour samedi, et il faudra sans doute à Ennahda et à ses alliés beaucoup d'audace et d'imagination pour répondre à l'exaspération d'une population qui se dit frustrée d'être privée de sa révolution..
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