Déporté au Kazakhstan en 1928, en Turquie en 1929, réfugié en France en 1933, puis en Norvège en 1935, Léon Trotsky aura été poursuivi à chaque étape à la fois par les agents de Staline et par les communistes locaux, qui voulaient l'empêcher de militer comme il le faisait avec passion contre les grands procès et les grandes purges en URSS. C’est sur la pression des intellectuels et artistes mexicains, dont Octavio Diaz et Diego Rivera, que le président mexicain Lazaro Cardenas lui accordera finalement l’exil politique en 1936, pour un répit qui ne durera que quatre ans, avant d’être finalement abattu en 1940 par les agents du Guépéou.
La visite de sa maison à Coyoacan, dans la banlieue résidentielle au sud de Mexico, révèle plus que de grands discours l’étouffement progressif de cet homme traqué qui a continué à se battre jusqu’à la fin pour redresser la déviation du "communisme dans un seul pays" vers un national-chauvinisme dont il pressentait les effets ravageurs et qui a broyé ensuite toute sa famille, ses proches et ses amis. (Ci-dessous, Trotsky, son épouse Natalia Sedova et leur petit-fils Sieva Volokow, fils de leur fille Zina, dans le jardin de Coyoacan ; à droite, bronze du sculpteur américain Duncan Ferguson, 1943).
Tout avait bien commencé, pourtant, lorsque Lev Davidovitch Bronstein, apatride depuis que Staline l’avait déchu de sa nationalité soviétique, avait débarqué au Mexique en janvier 1937, accueilli au pied du bateau par son ami Diego Rivera, le muraliste. Un Rivera qui avait été communiste et qui, après ses propres critiques du régime stalinien qui avait succédé à Lénine, avait été expulsé d’URSS où il s’était rendu en visite en 1927, et du parti communiste mexicain (PCM) en 1929, alors que son épouse Frida Kahlo restait un soutien inconditionnel de Staline.
Diego avait accueili le couple Trotsky chez lui, dans la Casa Azul de Coyoacan (voir note précédente), et ils avaient dû passer un certain temps tous ensemble, au-delà de leurs divergences idéologiques. Mais Trotsky avait dû être déconcerté par cette luxuriance artistique, sans doute aussi par l’aisance flamboyante du muraliste qui gagnait déjà très bien sa vie, et il avait lui-même besoin de place pour écrire, organiser son activité et recevoir ses collaborateurs. Bref, il quitta la Casa Azul en affirmant qu’il en avait assez des idées anarchistes de Rivera. Du coup, c’est la section mexicaine de la IVe Internationale qui exclut de ses rangs le camarade Diego…
C'est donc au bout de deux ans de cohabitation acceptée, puis subie, et après des disputes avec Diego Rivera, que Trotsky s’installe en mai 1939 dans une maison également située à Coyoacan, à quelques pâtés de maison de la Casa Azul, et située rue de Vienne. Cette installation aurait été financée par le parti américain des travailleurs, Trotsky n’ayant lui-même que des moyens limités. Mais d’emblée le fondateur de l’Armée rouge fait faire des travaux militaires pour sécuriser la maison : les murs du jardin sont rehaussés, une annexe est construite dans le jardin pour loger des gardiens, les accès sont surveillés. (Ci-dessus à gauche, après les renforcements, la façade sur la rue complètement murée, à droite et en-dessous à gauche, deux des trois tours de guet).
Ces précautions ne suffisent pas puisqu’en mai 1940, un commando mené par un autre muraliste connu, David Alfaro Siqueiros, attaque le domicile de Trotsky à la mitraillette avec vingt militants armés, sans faire de victime mais en emmenant un gardien en otage. Trois tours de guet sont construites sur les côtés de la maison donnant sur les trois rues perpendiculaires, certaines fenêtres sont totalement murées, comme ici la cuisine, d’autres le sont à moitié. Après sa tentative d’assassinat, Siqueiros sera forcé à l’exil tout en restant membre du PC mexicain jusqu’à sa mort en 1974. Détail révélateur, Siqueiros recevra le prix Lénine pour la paix en 1966…
La vie de Trotsky ressemble désormais à celle d’un reclus, totalement retranché dans sa citadelle, faisant vérifier et fouiller ses visiteurs. La vie se déroule dans la pénombre des fenêtres semi-murées, renforçant l’austérité du décor, et derrière de grosses portes blindées, sans que le travail se ralentisse pour autant : Trotsky reçoit des militants du monde entier, anime la IVe Internationale, publie articles et livres sans désemparer - il sera arrêté en plein élan alors qu'il rédigeait une biographie de Staline. Mais c’est aussi une austérité choisie, car Trotsky se voulait un "homme nouveau", loin de tout confort, proche des travailleurs et des paysans. Et pour illustrer son idée, il avait fait construire des poulaillers, qui servaient à la subsistance du petit groupe des proches et des gardiens, et s’occupait lui-même de nourrir "ses" poules. (Ci-dessous à gauche, les poulaillers, à doite, une porte blindée sur le jardin).
Précautions insuffisantes puisque les yeux de Staline étaient partout. L’agent du Guépéou qui avait organisé le premier attentat raté, exécuté par Siqueiros, était Ramon Mercader del Rio, espagnol fils d’une militante espagnole elle-même agent soviétique ; il se faisait passer à Mexico d'abord pour un homme d'affaires sous le nom de Franck Jackson, puis pour le journaliste belge Jacques Mornard, nom sous lequel il avait gagné la confiance de Silvia Agelov, sœur de la secrétaire de Trotsky Ruth Agelov, et se fait inviter une première fois rue de Vienne le 29 juin.
Le 17 août 1940, il revient pour présenter à Trotsky un projet d'article et lui demander conseil. Il revient à nouveau le 20 août, cette fois pour lui soumettre l'article corrigé d’après ses recommandations. Il le fait entrer dans son bureau, met ses lunettes de lecture et parcourt l’article. Mercader sort alors un piolet qu'il avait caché dans sa gabardine et en assène un coup violent sur la tête de Trotsky, dont les lunettes sont brisées net. Il s’effondre en hurlant.
Mercader est maîtrisé par les gardes de Trotsky. Celui-ci, grièvement blessé à la tête mais conscient, leur dit : « ne le tuez pas ! Cet homme a une histoire à raconter ». Arrêté par la police mexicaine et condamné à vingt ans de réclusion, Ramon Mercader devra en purger la totalité avant de se réfugier à Cuba, et vivra ensuite à cheval entre La Havane et Moscou, où il est fait héros de l’Union soviétique et où il sera finalement enterré.
Trotsky survira vingt-quatre heures à l’hôpital. Après son décès, il sera inhumé dans son jardin. Son épouse Natalia Sedova l’y rejoindra après sa mort en 1960, après années d’exil en France. Un grand drapeau flotte sur le petit monument de celui qui n'avait plus de nationalité ou bien les avait toutes en tant qu'internationaliste passionné, un drapeau rouge avec une faucille et un marteau, celui de la révolution permanente. Mais on est loin des mausolées de Lénine à Moscou ou de Mao à Pékin avec leurs longues files de touristes, à Coyoacan c'est le calme total, à peine troublé par quelques touristes venus jusque dans cette banlieue lointaine.
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