Présentatrice vedette de l’office de radio télévision arabe syrienne (ORTAS), Ola Abbas étouffait d’être otage d’un régime de plus en plus sanguinaire et complice de la propagande quotidienne attribuant aux bandes armées les massacres et exactions commis par ses propres milices. Pour en sortir elle a choisi l’arme la plus explosive qu’elle avait à sa portée de journaliste connue, elle a publié un texte de neuf paragraphes sur Facebook pour annoncer sa démission.
Ce “coming out” tonitruant effectué le 10 juillet 2012, et qui a immédiatement déclenché une avalanche de commentaires sur les médias sociaux, a précipité sa rupture avec le régime et l’a contrainte à un départ précipité après deux coups de téléphone la menaçant de mort. Quittant Damas, de nuit, elle passa la frontière en voiture pour se réfugier à Beyrouth et obtenir un visa pour la France, où la présentatrice riche et célèbre s’est retrouvée seule, sans travail, sans un sou mais immensément libre.
Son parcours, elle l’a raconté dans un gros ouvrage publié en mars dernier (avec une remarquable traduction d’Elias Melki), “Exilée”. La presse en a rendu compte, mais n’a pas assez remarqué sa description du régime vu de l’intérieur : de père alaouite et de mère ismaélienne, bénéficiant de ce qu’il fallait de “piston” pour décrocher un poste de vacataire en 1999, puis un contrat à la radio deux ans plus tard, elle restitue avec minutie les rouages du système de pouvoir en cercles concentriques autour du président : sa famille, sa tribu, les affidés, les affairistes, tous les nouveaux riches agglutinés autour du clan Assad.
Description également sans complaisance pour elle-même qui vit une situation de privilégiée, mais d’une précision chirurgicale sur les noms et les mécanismes de contrôle du pouvoir. Description aussi d’une société arriérée où la superstition fait la prospérité des voyantes et des jeteuses de sort, d’une société machiste où la femme est réduite à un rôle subalterne.
Sa prise de conscience, comme pour beaucoup de membres de cette moyenne bourgeoisie, c’est la répression brutale, abjecte et absurde déclenchée en mars 2011 par le préfet de Deraa Atef Najib, cousin du président, qui fait arrêter “quinze enfants de onze à dix-sept ans et a ordonné que leurs ongles soient arrachés et leurs jeunes corps torturés”, parce qu’ils avaient peint des slogans hostiles au régime. Cette violence déclenche des manifestations spontanées et répétées notamment à Damas mais aussi à Homs, Bāniyās et bien sûr à Deraa. Les forces de l’ordre répriment, arrêtent, torturent et finalement tirent sur les manifestants qui osent rompre un silence de plusieurs dizaines d’années. C’est le début d’un embrasement, d’une vague de manifestations, d’un déchaînement de violences policières, de la torture aux massacres et aux fosses communes.
Avec une autodérision féroce, Ola se décrit en bourgeoise spectatrice, qui trompe son angoisse en recourant à la chirurgie esthétique, se soignant au botox comme d’autres prennent des calmants : “j’aime l’anesthésie, car c’est pour moi une manière de reprendre goût à la vie”. Féroce contre elle-même comme elle l’est contre cette société frelatée et lâche, "une société schizophrène : alors que tout le monde ne parle que de religion, de morale et de principes, les gens rampent devant l’argent et le pouvoir”. Elle ne passe aucun détail sur les soirées huppées où les plus féroces du clan Assad deviennent “doux comme des agneaux après le troisième verre.”
Féroce aussi contre la propagande à laquelle elle participe: “nous avons beaucoup promu, dans le cadre des médias syriens, l’idée de discorde communautaire”, une discorde confessionnelle d’autant plus artificielle que le sujet de la religion n’était jamais abordé entre Syriens avant le début des violences.
A force de s’isoler derrière son apparence de vedette du régime, souffrant d’une schizophrénie douloureuse entre ce qu’elle est obligée de dire, sous l'oeil des Mukhabarat surveillant les studios, et l’horreur qu’elle ressent au fond d’elle-même en participant “à des programmes mensongers qui ont pour moi un goût amer”, elle finit par décrocher de son personnage officiel : “nous participons à l’écrasement des corps des civils, par notre complicité avec le régime ; nous participons aussi à l’assassinat de l’esprit des Syriens (…) nous sommes des assassins, moi comprise”.
Son décrochage progressif, elle le raconte avec minutie, commençant par regarder la chaîne qatarie al-Jazeera pour savoir ce qui se passe vraiment, puis recevant sans le dire à personne des messages d’opposants sur son compte Facebook, s’ouvrant à des proches de ses hésitations et commençant à manifester sa sollicitude envers les victimes, tout en se promenant avec son petit chien, maquillée et en robes de luxe, et décrivant ses relations tumultueuses avec son amant secret.
Ce livre est d’une richesse incroyable sur la société syrienne contemporaine, sur la sexualité masculine et féminine – avec la chirurgie esthétique qui inclut la réparation de l’hymen – sur ses hésitations surréalistes entre aller manifester et se faire faire une liposuccion. Une femme moderne, faible et forte à la fois, qui ne prétend pas à l’héroïsme et ne veut surtout pas donner de leçon au nom d’une quelconque idéologie. Et qui s’attirera sans doute des fatwas pour avoir osé écrire : “personnellement je n’ai jamais jeûné… je suis trop accroc au tabac”.
Son courage sera d’avoir écrit le mot liberté sans aucun compromis, et d’avoir tiré sa révérence en lâchant un manifeste sur Facebook, l’arme vraie de tous les printemps arabes. Un cadeau qu’elle aura fait à tous ceux qui, révoltés mais écrasés par la répression, par toutes les répressions politiques, morales et sociales qui pèsent sur la Syrie, aura dit très fort ce que personne n’osait dire. 315 pages d’une confession qui séduit, dérange, choque et libère. Une très belle voix…
Ola Abbas, “Exilée”, 314 pages, Ed. Michel Lafon.
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