La guerre au ras des tranchées, c’est la description très réaliste d’un enseignant de 28 ans, mobilisé en août 1914, dont la qualité est de savoir écrire et surtout de comprendre avec le recul suffisant, même s’il est conscient de n’avoir aucune information fiable sur le contexte de ce qu’il vit. Tenace et jamais abattu, André Braudeau a laissé le témoignage modeste d’un Français patriote pour la justesse de sa cause mais lucide sur les insuffisances du commandement.
Certes, il y a aujourd’hui foisonnement de carnets de guerre sur la Première guerre mondiale ! Entre les mémoires exhumés par les familles, les archives plus ou moins romancées et les rééditions de carnets de guerre, l’engouement pour la Grande guerre au moment du centenaire de 1914 aboutit à un foisonnement de documents d’intérêt inégal, mais avec désormais un point de vue qui les rend plus accessibles : la guerre n’est plus vue seulement par les généraux, maréchaux, politiques et historiens, mais par les combattants de base qui révèlent leur quotidien.
Inspecteur primaire dans l’Education nationale, mobilisé comme sergent dans un régiment d’infanterie, le 249e RI de réserve de Bayonne, Braudeau terminera la guerre comme lieutenant, ayant gravi les échelons hiérarchiques au hasard des commandements reçus de supérieurs tombés au combat. Son récit est plus long que la guerre elle-même car, s’il est mobilisé comme tout le monde en août 1914, il ne reviendra de sa captivité en Allemagne qu’en décembre 1918, au bout d’un long mois absurde et insupportable où les captifs sont encore administrés par un ennemi vaincu.
Ses carnets, écrits au jour le jour, couvrent en réalité trois périodes où il a la disponibilité d’écrire : le premier mois, de sa mobilisation à la montée au front ; puis la période de mai 1915 à mai 1916 ; enfin de février 1917 à mai 1918 – avec une section à part pour sa captivité. Le lieutenant les compilera en 1949 dans un cahier rouge, alors qu’il est directeur d’école normale à Rouen, gommant ce qu’il estimera être « de la littérature inutile », pour ne conserver que l’essentiel. L’intérêt n’est pas tant dans le récit événementiel, l’auteur avouant l’ignorance courante des combattants sur l’évolution des combats et de la guerre, faute d’informations, que dans le témoignage à la fois patriotique et critique, et dans l’étonnement suscité par les nouveautés qui apparaissent au fil de la guerre.
Première constatation, les mobilisés traversent la France du sud au nord, arrivent en Belgique pour être déployés face à l’avance allemande, avec des déplacements en chemin de fer mais aussi de nombreuses marches à pied en pleine chaleur, mais sans la moindre préparation opérationnelle. C’est donc normalement que ces troupes, aussi enthousiastes qu’impréparées, sont bousculées après une brève contre-attaque sur la Meuse et refluent vers l’est de Paris, pour se mettre à l’abri de la Marne, avant le grand sursaut de la bataille de la Marne qui évitera à la capitale d’être prise.
Récit factuel d’ordres imprécis, de mouvements d’aller et retour meurtriers pour les deux camps, c’est toute la guerre qui se dessine en quelques semaines. Premières tranchées, qu’on va creuser de plus en plus profond pour s’abriter des mitrailleuses et de l’artillerie, la pluie des Shrapnells. Le 24 septembre, le sergent a la chance d’être blessé et évacué, 63 heures de train jusqu’à Auch sans voir un médecin : « sans doute n’avait-on pas prévu un tel afflux de blessés en si peu de temps ; peut-être n’avait-on rien prévu ». Tout est dit.
Le deuxième carnet commence en juin 1915, Braudeau a été nommé sous-lieutenant au 123e RI et part à la tête d’une centaine d’hommes de La Rochelle pour le front, qui a changé d’aspect : « première impression de surprise devant un dédale de sapes, de boyaux, de tranchées ». La guerre s’est enterrée en une guerre de positions, d’une tranchée à l’autre. Alternance de tours entre première ligne et réserve, alternance de journées paisibles et de bombardements intensifs d’obus de gros calibre et de crapouillots, avec la guerre souterraine des mines et contre-mines.
L’essentiel de l’activité des hommes consiste à survivre, mais c’est plutôt le fruit du hasard car il n’y a pas de protection absolue, et à refaire indéfiniment l'architecture complexe des tranchées, parapets et murs de barbelés qui sont défaits à chaque tir d’artillerie. Un commentaire en bas de page trahit l’agacement d’un jeune officier loyaliste et respectueux de la hiérarchie : « stupides, ces bombardements ».
La densité et la direction des tirs d’artillerie donnent parfois des indications précieuses sur la combattivité de l’adversaire, sur ses intentions de manœuvre. D'autre part, sur un front figé, on multiplie les patrouilles de nuit, les coups de main dans les lignes adverses, pour aller capturer des sentinelles ennemies et les faire parler. Encore une critique, prudente, sur l’inefficacité de ces coups de main, ordonnés par des états-majors qui veulent faire du communiqué et connaissent peu la réalité des premières lignes.
Autre critique discrète, celle de la « vie de garnison » qui se récrée dans ce monde des tranchées « où l’on voit renaître toutes les mesquineries de la vie de caserne et toutes ses vilénies ». Le chacun pour soi est la règle quand l’encadrement est distant et, par contraste, le lieutenant appréciera la proximité de l’encadrement américain lorsque son unité sera déployée à côté des Américains nouvellement arrivés, en 1917. Ce qui ne l’empêche pas de critiquer aussi ces Américains trop sûrs d’eux qui ignorent les conseils tactiques de ceux qui ont déjà traversé trois années de guerre.
La pluie, la neige, le gel, le dégel s’ajoutent aux dégâts des bombardements incessants. Les hommes sont des terrassiers à plein temps, refaisant jour après jour ce qu’ils ont consolidé la veille. Une routine qui lui fait écrire en mars 1916 : « encore une période où j’ai abandonné mon journal, mais tout est toujours si pareil à lui-même dans notre vie ».
Autre étonnement, qui frôle l’indignation, le fait que les officiers sont régulièrement rappelés sur l’arrière pour des cours de formation technique sur les mines, l’artillerie, mais où ils apprennent très peu : « quelle gabegie, quelle pagaille ! ». Le 3 mai, Braudeau est à nouveau évacué, blessé pour la deuxième fois. Il reprendra ses carnets en janvier 1917, lorsqu’il repart avec unité formée de ceux qui avaient précédemment été déclarés inaptes. Il rejoint d’abord le bataillon d’instruction du 123e RI, à La Ferté Gaucher, puis est affecté au 19e RI de Brest.
Une découverte, il visite le parc d’aviation de l’armée, dont il revient « enthousiasmé : le fantassin est trop enclin à envier les aviateurs et à les accuser de ne rien faire. C’est qu’il ignore tout le travail qui se fait dans les groupes ». Les photos prises par la reconnaissance « témoignent de la grande habileté des photographes mais aussi du cran et du courage des équipages ».
Peu de considérations stratégiques, et si le lieutenant évoque l’effondrement de la Russie il se garde de spéculer sur les spéculations politico-militaires qui circulent dans les tranchées. Il se limite à exprimer sa satisfaction de l’arrivée de Clémenceau et de ses déclarations carrées et courageuses. Car sur le front, on vit dans la crainte permanente d’une grande offensive allemande en 1918.
Cette offensive se concrétise en mars, et Braudeau voit ses permissions supprimées comme tous ses camarades. Mais les Allemands sont repoussés, il peut voir sa famille fin avril et repart en mai pour le secteur du Chemin des Dames. Mauvais pressentiment, les positions françaises y sont peu denses, sans deuxième ligne, les tranchées sont des positions allemandes récupérées et qui s’ouvrent du mauvais côté. Le 27 mai, après un puissant bombardement, les Allemands déferlent et Braudeau se retrouve prisonnier sans même avoir combattu.
Le troisième volet couvre les « souvenirs de captivité », entre mai et décembre 1918, une longue errance à pied et en chemin de fer, par Sedan, puis le territoire allemand, Rastatt, la Forêt noire, et deux mois plus tard la Rhénanie, à Osnabrück où il terminera sa captivité. Un témoignage qui s’ajoute à ceux des innombrables prisonniers français, dont celui de l’excellent Lieutenant Marchal, dont j’ai parlé ici.
A noter que les descendants d’André Braudeau, qui ont décidé en 2012 de remettre ces notes en ordre et de les publier à compte d’auteur (mais disponibles sur Internet : voir lien au-dessous), ont eu la bonne idée de les entrecouper du journal de son épouse Suzanne, mère de deux enfants en bas âge : la guerre vue de l’arrière et l’angoisse des lettres qui n’arrivent pas, à cause des combats ou plus tard à cause de la censure allemande.
Cette juxtaposition permet un parallèle ou plutôt un dialogue croisé à travers la guerre, un peu comme cet admirable film de Laurent Véray « La cicatrice - Une famille dans la Grande Guerre ”. Un film produit par Fabienne Servan Schreiber et Estelle Mauriac, avec notamment l’ECPAD et la Mission du centenaire, sur la guerre racontée par les lettres échangées entre trois frères, leurs sœurs et leurs parents, rappelant l’angoisse d’une menace quotidienne d’apprendre la blessure, ou la mort au front, d’un de ses proches. la guerre n'a jamais été si proche que dans ces témoignages des familles, que l'on découvre cent ans après...
André Braudeau – 1914-1918 carnets de guerre et souvenirs de captivité
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