Un pari fou, lancé par le dessinateur du Monde Jean Plantu l’année dernière au festival de Cannes, à l’occasion de la vente aux enchères de dessins et caricatures de presse, de les réunir en un même documentaire présenté à son tour à Cannes : c’est celui qu’a relevé le cinéaste Radu Mihaileanu et la réalisatrice Stéphanie Valloatto, et qui a permis la présentation au festival 2014, hors compétition, du film “Caricaturistes, fantassins de la liberté”.
L’histoire est racontée par Thierry Frémeaux juste avant la projection, lundi soir. Il rappelle la vente, organisée par l’association “cartooning for peace”, sorte d’internationale des dessinateurs rassemblée par Plantu à travers les continents, et qui a abouti à ce rassemblement de dessinateurs venus de Tunisie, d’Algérie, de Palestine, d’Israel, de Russie, de Chine, des Etats-Unis, du Burkina Faso, de Côte d’Ivoire, du Mexique et du Vénézuéla…
Douze personnages que Plantu a été chercher chez eux, a filmé sur leurs lieux de travail, dans leurs conditions de vie et de travail parfois hasardeuses. Car leur dénominateur commun est de se battre quotidiennement avec comme seule arme le crayon, taillé en pointe d’humour.
Radu Mihaileanu (ici avec Plantu) raconte à son tour comment Plantu lui a parlé “des douze fous courageux qui font rêver” et qui lui ont appris que “si on veut rendre le monde meilleur, il faut commencer par le rêver”. Ces fous qui, descendus de l’écran, c’est la magie de Cannes, se retrouvent dans la salle en descendant à la queue leu leu pour prendre leurs fauteuils, au milieu du public.
Par touches successives et portraits croisés, le film nous emmène découvrir ces dessinateurs qui sont autant de combattants solitaires, luttant contre l’inertie administrative, ou la censure, ou le conformisme, ou les pressions politiques, même à New-York où Jeff Danziger se bat contre le colosse de Wall Street.
La Tunisienne Nadia Khiari, qui invente le personnage du chat “Willis from Tunis, parce que ça sonne bien”, et qui découvre une popularité non recherchée grâce à Internet, jusqu’à devenir un symbole du renouveau tunisien.
Elle invente ensuite le chat à barbe, pour tourner en dérision les “barbus” intégristes d’Ennahda…
C'est encore la Vénézuélienne Rayma Suprani qui, d’abord affrontée aux pressions du régime d’Hugo Chavez, se bat aujourd’hui contre la censure du post-chavisme de Maduro, dans un système où pour acheter des provisions dans un super-marché il faut décliner nom, prénom, numéro de carte d’identité et adresse. Le mexicain Angel Boligan se bat en solitaire contre les Narcos et la correuption qui gangrèhe toute la société mexicaine.
Pour le Russe Mikhaïl Zlatkovsky, s’il était toléré de “croquer” le personnage de Vladimir Poutine lorsque celui-ci n’était que le candidat présenté par Boris Eltsine, aucun dessin du président n’a plus été toléré à partir de son accession au pouvoir. “Tout le monde a peur, Poutine fait partie des sujets dont on ne parle pas même dans les réunions de famille”, explique-t-il. Plus libre, dans le relatif, l’Algérien Slim Baki Boukhalfa n’a pas de problème pour croquer le président Bouteflika, mais dénonce un système où le dessin est devenu comme une soupape pour la liberté d’expression.
Plantu est leur démominateur commun, les a fait se rencontrer pour certains, et entretient avec chacun d’entre eux un échange continu, notamment par les médias sociaux. Dans le film, il raconte lui-même les pressions subies par les milieux politiques, notamment sous la présidence de Sarkozy (l'affaire des "mouches" qui volaient autour de la tête du président), mais également les pressions de certains groupes sociaux ou religieux, et constate qu’il a contre lui “à la fois les extrémistes musulmans, juifs et chrétiens, ce qui prouve que je suis dans la bonne voie”.
Le film inclut la petite séquence historique où Plantu dessine une carte d’Israël avec deux drapeaux, qu’il fait colorier puis signer successivement par Yasser Arafat et par Shimon Peres, première reconnaissance dessinée, à défaut d’être déclarée, de deux Etats voisins en Palestine.
Le Chinois Pi San, qui défend la liberté d’expression et fait intervenir Aï Weï Weï, est aussi révélateur d’un génie créatif chinois dans cette discipline du dessin de presse, outil là aussi d’une expression militante ou au moins non-conformiste.
Plantu est leur lien. On le voit se promener en Israël avec l’Israélien Michel Kichka et le Palestinien Baha Boukhari, visiter avec les deux la maison natale de Boukhari à Jérusalem, passer du mur des lamentations au mur de séparation entre Israël et les territoires occupés. Il fait aussi se rencontrer le franco-burkinabè Damien Glez et le grand Ivoirien Lassane Zohore, ce dernier expliquant le rôle de la caricature dans une population peu alphabétisée mais qui peut ainsi commenter les journaux… Un grand moment de liberté.
Publié chez Actes Sud, qui a voulu accompagner le film en publiant un recueil de textes, dessins et interviews de ces douze artistes, un livre prolongera ce film en donnant la parole à ces douze artistes engagés. Une belle aventure, ai-je félicité Plantu. “Non, le début d’une longue aventure”, a-t-il répondu.
Cartooning for peace ne fait que commencer…
Commentaires