Publié en mai 2014 en italien, et attendu le 15 janvier prochain (Ed. Philippe Rey) en français, le livre du journaliste Marco Politi “François parmi les loups – les secrets d’une révolution”, se lit comme un roman policier, ce qui n’est pas étonnant pour un vaticaniste de longue date (depuis 1993) qui a aussi été kremlinologue (1987-93), et donne beaucoup de clefs pour comprendre l’élection du cardinal Bergoglio et les défis auxquels il s’affronte désormais.
Si la religion est présente à chaque page, la politique l’est pratiquement à chaque ligne, et ce spécialiste qui avait publié “Joseph Ratzinger – la crise de la papauté” est un spécialiste suffisamment averti pour ne pas tomber dans les clichés des pro et des anti, des réformateurs et des conservateurs : sans cacher ses sympathies, il garde en permanence le regard d’un observateur laïque et distant, ce qui ne peut que renforcer sa lecture minutieuse des faits.
Dès le début, il dissipe le cliché du cardinal des banlieues de Buenos-Aires qui serait arrivé à l’improviste pour secouer l’église de Rome, même si c’est effectivement ce qui s’est produit après son élection. Il rappelle comment Bergoglio avait obtenu 40 voix au 3e tour du synode de 2005, contre 72 au cardinal Ratzinger alors préfet de la congrégation pour la doctrine de ka foi. Porté par le camp des réformateurs, Bergoglio s’était retiré pour ne pas créer un affrontement au sein du synode, et jugeant la démarche des réformateurs irréaliste.
Pourtant, Benoît XVI, présenté comme le défenseur de l’orthodoxie catholique, avait lui-même pris une conscience croissante de la nécessité de réformer le gouvernement de l’église en commençant par la Curie romaine. Affaibli par une série de scandales qui secouaient l’ensemble de l’église catholique dans le monde, cas de pédophilie connus et non dénoncés, trafics d’influence et détournements financiers révélés par “Vatileaks”, c’est la perception de ses limites physiques et de sa difficulté de contrôler la machine vaticane qui lui avaient fait décider, en 2012, de rompre avec la tradition de la papauté en démissionnant de son mandat. Ce geste, annoncé le 11 février 2013, était destiné selon Marco Politi à ouvrir des fenêtres dans un système trop fermé. Sans cette démission de Benoît XVI, écrit-il en parlant d’un “coup d’Etat de Ratzinger”, il n’y aurait pas eu de pape François : “sans Ratzinger il n’y a pas de François. Sans la démission de Benoît XVI, le catholicisme n’aurait pas fait le tournant historique d’un pape du nouveau monde”.
Pages passionnantes sur le pré-Conclave, où beaucoup de cardinaux arrivent à Rome avec un agacement devant des manœuvres italiennes visant à pousser la candidature de l’archevêque de Milan, le cardinal Scola. Agacement aussi envers la curie romaine, incapable de gérer les scandales notamment sexuels qui continuent à éclabousser l’ensemble des cardinaux à cause de quelques-uns. Le nom de Bergoglio ne circule pas encore, il a déjà 77 ans et n’est pas au mieux de sa forme. Lui-même est en faveur du cardinal O’Malley de Boston.
Tout cela est secret, y compris le décompte des votes lors des tours du synode, mais Politi restitue une enquête certainement longue et laborieuse, arrivant à cerner les camps – les cardinaux américains rejoignant les plus progressistes des sud-américains, par exemple, avec les Allemands, et les positionnements successifs. Puis la croissance mathématique des voix sur le nom de Bergoglio et son élection beaucoup plus rapide que prévue, avec un consensus qui balaie les hésitations.
La description de son acceptation puis de sa volonté de se recueillir avant d’apparaître au balcon rappelle irrésistiblement “Habemus Papam” de Nanni Moretti, et le journaliste remarque malicieusement la ressemblance de Bergoglio avec Michel Piccoli. La comparaison s’arrête là. Le nouvel élu accepte son destin, il est décidé. Il s’impose d’emblée en annonçant son nom : François, comme François d’Assise, pas François 1er car il n’est ni roi ni empereur. Comme il le dira plus tard, il rêve d’une “église pauvre tournée vers les pauvres”. Son style dérange certains dans son entourage : refus de porter les mules rouges, il garde ses chaussures noires, refus de porter la croix en or, il garde sa croix en métal, refus d’habiter l’appartement papal, il reste à la résidence Santa Marta. Politi décrit cette abondance de détails qui sont comme autant de signaux vers le peuple des croyants, lequel ne s’y trompe pas. il veut être un pape simple, proche des humbles, “un pasteur qui porte l’odeur de ses chèvres” selon sa propre formule citée dans le livre.
Des signaux interprétés aussi par ceux qui se sentent remis en cause, l’entourage, la curie, les pouvoirs. François veut une église horizontale, le titre qu’il veut porter en premier c’est évêque de Rome, pas vicaire du christ ou souverain pontife. Comme il l’a fait dire par des proches, il est le successeur de Jésus, pas celui de Constantin ou de Dioclétien. Comme ses prédécesseurs depuis Jean XXIII, il a continué à retirer du rituel ce qui ne remontait pas à l’Evangile mais à l’Imperator romain : après la sedia gestatoria, le dernier symbole à disparaître est celui de la tiare à trois couronnes représentant le pouvoir absolu sur les rois, celui de l’empereur romain.
Eglise plus pauvre, plus horizontale – avec une revalorisation des églises nationales – église plus collégiale aussi : à côté de lui, et court-circuitant la curie, le nouveau pape a institué un conseil de huit cardinaux choisis par lui pour étudier une réforme de la curie et pour “le conseiller dans le gouvernement de l’église universelle”. Il commence à remanier la curie, reprend en main la gestion économique et financière du Vatican, bouleverse l’institut des œuvres religieuses (IOR, la banque vaticane), crée une commission de contrôle financière, fait intervenir des sociétés d’audit pour examiner tous les comptes, met à jour des mécanismes de blanchiment d’argent et des circuits clandestins… Il dérange et suscite évidemment des inimitiés profondes, en particulier en Italie où les liens étaient trop étroits entre la curie, la conférence épiscopale italienne et les intérêts politiques et économiques italiens, sans parler de liens découverts avec des réseaux mafieux sur des appels d’offres.
Les loups sont partout mais ils sont découverts, ne jouissent plus d’opacité ni de complicités. Le livre recense toutes les enquêtes, les connexions, cite des noms, les réseaux sont nommés. L’évêque de Rome est déterminé, il nomme des cardinaux réformateurs, il s’adresse aux autres religions, il dialogue avec les non croyants, il choisit de dialoguer avec le directeur de La Repubblica, le très laïc Eugenio Scalfari.
Autocritique sans concession, il sait pardonner le péché mais n’absout pas la corruption. Même intransigeance envers ceux qui prétendent imposer leur savoir et leurs certitudes, les ultra-orthodoxes et les intégristes, lui veut tendre la main à ceux qui souffrent, aux couples divorcés remariés, à ceux qui sont dans le doute. L’important est la conscience universelle, chacun porte en soi la notion de bien et de mal, quelle que soit sa foi, autre message évidemment très novateur.
Dans une interview publiée dans le Journal du dimanche du 28 décembre, l’historien Odon Vallet affirme que le pape est en train de perdre sa bataille contre la curie et n’exclut pas qu’il puisse démissionner. C’est mal le juger car comme le souligne Politi, ce pape a l’air bon mais n’est pas un “boniste”, comme on dit en italien de quelqu’un de gentiment naïf. C’est un battant qui s’est entièrement mobilisé avec les réformateurs qui ont poussé sa candidature, qui compte sur le soutien d’un peuple en marche et qui a besoin d’ouverture. Comme il le disait à quelques cardinaux juste avant le synode, “j’ai m’impression que Jésus se sent enfermé dans l’église et qu’il frappe à la porte pour qu’on le laisse sortir”.
Quant à sa démission, il en aurait lui-même parlé avec ses proches comme d’un terme normal à son mandat, et l’a redit à des journalistes. “L’abdication de Ratzinger, conclut Politi, a totalement changé la physionomie de la papauté : on n’est plus pape pour toujours ; un pape règne jusqu’à ce qu’il soit convaincu qu’il n’est plus à même de contrôler la gouvernance de l’église”. A preuve, l’étonnante complicité entre le pape François et le “pape émérite” Benoît XVI, et la normalité dans laquelle François a tenu à installer son prédécesseur, comme un signal supplémentaire que ce départ ne devait plus être considéré comme exceptionnel et qu’un mandat papal pouvait être” à durée déterminée”.
Marco Politi ne le raconte pas, même s’il anime un blog très à jour sur le Vatican, mais le pape a récemment interdit la vente dans les boutiques de souvenirs de la Via della Conciliazione de médailles et diplômes censés accorder des grâces, achetés le plus souvent par les pèlerins des pays les plus pauvres. Une revanche pour Martin Luther, qui demandait la fin du trafic des indulgences… il y a presque cinq siècles.
Francesco tra i lupi – Il segreto di una rivoluzione, Marco Politi, 250 pages, Ed. Laterza
(et à venir, François parmi les loups, Ed. Philippe Rey).
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