Réparation d’une grave lacune, je viens de découvrir le Maigret chinois, l’inspecteur principal Chen, en dévorant d’un coup les douze romans policiers de l’étonnant Qiu Xiaolong, que je n’appellerai par pour autant le Simenon chinois car il est parfaitement original et n’est la copie de personne, avec des références permanentes sans être envahissantes aux auteurs classiques de la poésie et de la philosophie chinoise.
J’avais découvert avec intérêt la parenté étroite entre Maigret et le commissaire sicilien Montalbano, son auteur Andrea Camilleri ayant été l’adaptateur des feuilletons de Maigret pour la télévision italienne. Dans le cas de l’inspecteur Chen, on n’est pas dans la transposition mais dans une création authentiquement chinoise. Car même si Qiu Xiaolong s’est nourri de littérature anglo-saxonne et de poésie, étant spécialiste de Thomas S. Eliot, il a dû lire aussi pas mal de polars, surtout après s’être installé aux Etat-Unis : parti faire une thèse à l’université Saint-Louis sur T.S. Eliot, il y restera après les événements de Tien an men en 1989.
Dès le premier, “Mort d’une héroïne rouge”, dont la version française a été publiée en 2001, on découvre le tissage très fin entre une trame policière et la dénonciation politique de ce qui se passe en Chine : l’assassinat d’une jeune femme, qui se révèle être une “travailleuse modèle de la Nation”, amène l’inspecteur Chen sur la piste du fils d’un ex-dirigeant communiste, un ECS (enfant de cadre supérieur). Derrière la jeunesse dorée, la mise en cause de la caste des dirigeants se transforme en affaire politique, anciens contre modernes, et Chen risque purement et simplement d’être limogé – ce qui lui arrivera quelques romans plus tard. Le jeune inspecteur principal sait que “l’intérêt du parti” aura le dernier mot. Ce jeune inspecteur, à la fois policier, poète et humaniste, va se battre pour maintenir l’intégrité de sa fonction et faire aboutir l’enquête contre toutes les pressions.
Autres cadavres, autre intrigue, “Visa pour Shanghai” (2002) précise les personnages qui deviendront familier, dont l’adjoint de Chen, l’inspecteur Yu, avec son épouse Peiqin, son fils Qinqin et son père Vieux Chasseur. Surtout, c’est Shanghai qui apparaît comme un décor vivant et changeant, entre souvenirs liés au Bund et à son parc, et explosion des chantiers nouveaux qui font disparaître les vieux quartiers, avec l’agitation des affairistes et des promoteurs immobiliers.
Suivent “Encres de Chines” (2004), “Le très coupable mandarin” (2006), “La danseuse de Mao” (2008) qui a dû en choquer plus d’un en Chine, “Cité de la poussière rouge” (2008), avec de la nostalgie pour les quartiers et immeubles anciens de la métropole.
Avec “Les courants fourbes du lac Taï” (2010), c’est la lutte contre la pollution et la présentation d’authentiques militants écologistes. Encore une fois l’inspiration vient de faits divers réels, et du début de la prise de conscience des autorités du besoin de mieux maîtriser les pollutions industrielles. Pour les J.O. de Pékin en 2008, le gouvernement avait déplacé un certain nombre d’industries installées autour de la capitale pour limiter la pollution de Pékin. Dans ce combat, les nouveaux entrepreneurs, les nouveaux capitalistes, sont évidemment mobilisés pour défendre leurs intérêts quel qu’en soit le prix pour les populations – ici les riverains d’un lac pollué décrit de façon très réaliste, avec beaucoup de suspense.
Avec “La bonne fortune de Monsieur Ma” (2011), en fait une promenade littéraire dans les vieux quartiers de Shanghai, puis “Des nouvelles de la poussière rouge” (2013), le décor urbain évolue, les générations se succèdent. Et pendant ce temps le personnage mûrit, l’inspecteur progresse dans sa carrière un peu atypique, entre sens de l’intérêt public supérieur et parrainage discret d’un responsable du parti depuis la capitale, qui est là pour motrer que le pouvoir sait évoluer. Sur le plan sentimental, un peu comme le commissaire Montalbano, l’inspecteur Chen reste célibataire avec des aventures très passagères et des amies lointaines auxquelles –(à laquelle, en fait)- il reste lié par… téléphone. Ce qui n’est pas le cas de l’auteur, marié à une chinoise comme il le raconte dans une interview à une journaliste américaine, citée sur le site de la Librairie des Cinq continents.
L’un des derniers reçus ici (l’auteur écrit et est publié en anglais, excellement traduit en français et a été traduit et publié dans vingt pays), “Dragon bleu, tigre blanc” (2013), est le récit du limogeage surprise de l’inspecteur principal, pour un motif qu’il devra s’efforcer de découvrir en remontant le fil de ses enquêtes en cours. Sans le savoir, à partir d’un banal fait divers, il est remonté jusqu’à la matrice d’un vaste système de corruption et de trafic d’influence de la municipalité de Shanghai, avec la mort étrange d’un Américain lié à la municipalité. On reconnaît sans peine le scandale de Chongqing qui a abouti à la condamnation de son maire en 2012. Tenace dans son honnêteté, l’inspecteur principal sait qu’il met en jeu sa carrière et même sa vie, mais sa ténacité sera récompensée par un arbitrage du parti au niveau le plus élevé, comme cela s’est passé dans la réalité.
Entre poésie classique et description de la Shanghai contemporaine, Qiu Xaoling poursuit son travail de description des générations qui cohabitent aujourd’hui en Chine, des anciens de la révolution de 1949 à ceux qui, plus jeunes, ont vécu la révolution culturelle de 1966 et l’exil des “jeunes instruits” à la campagne, jusqu’aux dernières générations nées après la mort de Mao et bénéficiant d’une ouverture que n’ont pas connue leurs aînés, ou trop tard.
A travers ces romans qui se répondent et rebondissent à chaque fois, la description des personnages et de la société est sans complaisance mais rend bien compte d’une réalité : la formidable accélération du temps. Pour qui connaît Shanghai, l’évolution du paysage urbain et des comportements humains est incessante. La lecture du parcours de l’inspecteur principal Chen, à travers sa carrière et sur les deux dernières décennies, est un témoignage passionnant : même habitant aux Etats-Unis, Qiu Xaoling reste un spécialiste très averti des grands et des petits problèmes de la Chine contemporaine, de ses espoirs et de ses ambitions. Et surtout un amoureux de Shanghai, sa ville. Pour qui voudrait découvrir l’inspecteur Chen sans refaire le trajet des quelque douze volumes de ses aventures, “Cyber China” (2012) est le plus proche de l’actualité chinoise et mondiale de la cyber-sécurité, avec le jeu de cache-cache entre blogueurs, hackers et autorités de surveillance du Net. Il se lit… comme un roman policier !
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