Nul meilleur guide que Leonardo Padura et ses enquêtes policières pour découvrir les recoins les plus secrets de la vie cubaine, et c’est avec l’inspecteur Mario Conde qu’il faut absolument visiter le Barrio Chino de La Havane, sous peine d’être déçu en passant à côté d’une société chinoise à vrai dire plus discrète que secrète.
C’est dans son policier “La queue du serpent” que l’écrivain cubain emmène son enquêteur démêler une intrigue mêlant sociétés secrètes chinoises, rites afro-cubains, trafics et corruption. Et l’une des premières constatations que fait Mario Conde, en remontant le fil de son enquête, c’est que la communauté chinoise n’existe pratiquement plus à Cuba, fondue dans la société cubaine par métissage et assimilation.
Les Chinois sont arrivés à Cuba à la fin du XIXe siècle, à l’époque où d’autres tentaient leur chance en Californie avec la ruée vers l’or. Mais avec le durcissement de l’immigration américaine et avec le fait que les Cubains pouvaient alors entrer librement sur le territoire américain, beaucoup de Chinois crurent que Cuba était une porte d’accès vers le rêve américain, illusion très vite dissipée.
Comme partout ailleurs, la main d’œuvre chinoise sous-qualifiée était traitée durement, et Padura raconte la solidarité de fait qui se créa à Cuba entre minorités noire et chinoise, avec des mariages mixtes pour ceux des Chinois venus en célibataires et qui ne pouvaient plus se payer le retour en Chine.
Dans La queue du serpent, on rencontre une majorité de Chinois métissés, à peine identifiables physiquement et reconnaissables parfois à leur accent. De vrais Chinois, ethniques et culturels, il n’y en a plus beaucoup pour l’inspecteur Conde – j’en ai croisé un seul, très âgé, dans la rue des Dragons.
Dans le cimetière chinois, situé en arrière et à l’extérieur du grand cimetière Christophe Colomb, seuls sont inhumés les “vrais Chinois”, explique le gardien, mais pas leur descendance quand ils ont fait des mariages mixtes. Comme tous les cimetières, les tombes racontent l’Histoire de la communauté, avec ses anonymes, ses notables et ses héros.
Parmi ceux-ci, un natif du Guandong devenu héros de la première révolution cubaine, le lieutenant-colonel José Bu Tak, qui combattu avec l’armée de libération de Cuba et est mort en 1928. Plus discret, le cuisinier de Fidel Castro a sa pierre tombale illustrée d’une assiette avec des couverts.
Beaucoup de tombes ont des croix, les prénoms sont pour la plupart chrétiens, signe d’une assimilation au moins formelle. A côté des mausolées familiaux, souvent cossus, et des tombes modestes, peu entretenues mais dont la municipalité assure le désherbage, les moins fortunés sont regroupés dans des columbarium et dans une crypte où sont empilées des urnes funéraires.
Plus cossus et mieux entretenus, les monuments des sociétés chinoises qui sont la vraie structure de cette diaspora : sociétés maçonniques, sociétés de bienfaisance, on y retrouve les clivages historiques et idéologiques qui ont traversé cette communauté, comme toutes les communautés chinoises du monde.
Dans les années 1970 existait encore au Barrio Chino un siège du Kuomintang, avec bannières et portraits officiels. Le siège apparemment n’existe plus, mais on peut encore trouver un héritage du Kuomintang.
Ainsi, dans la rue des Dragons, juste à côté d’un cercle récréatif arborant sur la façade un drapeau de la république populaire de Chine, le restaurant des “Deux Dragons”, discrètement perché au 1er étage de l’immeuble contigu, affiche dans la salle à manger un grand portrait de Sun Yat Sen, le père de la première révolution chinoise, avec son testament politique en espagnol et en chinois, ainsi qu’une peinture à l’huile de sa maison à Shanghaï, aujourd’hui monument national en Chine.
Dans sa post-face à la dernière édition, Leonardo Padura raconte que son roman est le prolongement d’un reportage qu’il avait fait comme journaliste sur le Barrio Chino, et qu’il avait publié dans Juventud Rebelde en 1987. Une façon d’étoffer la chronique, à travers l’enquête de Conde, pour donner de la chair à des personnages effacés mais riches de plusieurs cultures. Une façon aussi de témoigner d’une histoire “d’humiliation, de solitude et de déracinement”. Mais si les Chinois sont aujourd’hui si peu nombreux qu’ils en sont devenus invisibles, la culture chinoise réaffirme sa présence, avec notamment un superbe institut Confucius d’apprentissage de la langue dans un des immeubles restaurés du Barrio Chino.
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