Ce live était très attendu depuis que Jean Guisnel et Bruno Tertrais avaient participé, avec le réalisateur Stéphane Gabet, au passionnant documentaire “La France, le Président et la Bombe” (Galaxie – ECPAD), diffusé en mars dernier et insuffisamment remarqué. Dans “Le Président et la Bombe”, Guisnel et Tertrais ont le temps et la place, en 325 pages, d’aller au fond des choses sur un sujet qu’ils étudient depuis au moins trente ans (pour ne vieillir personne) et maîtrisent donc parfaitement.
Cette enquête, je peux témoigner qu’ils se sont battus pour la mener en faisant ouvrir des portes jusqu’ici verrouillées, grâce à une bonne compréhension par les plus hautes autorités politiques de l’Etat de la nécessité de faire de la pédagogie car “le consensus français (sur la dissuasion) pourrait se révéler plus fragile qu’il y paraît – il ne pourra pas être préservé sans une plus grande ouverture vis-à-vis de l’opinion publique”. Jusqu’ici on avait eu quelques ouvrages trop spécialisés, ou trop univoques car partisans ou adversaires de la dissuasion, et quelques colloques mais pas assez grand public, dont en 2015 celui de Pierre Pascallon et celui des 50 ans des FAS
Evitons donc tout malentendu : ce livre n’est pas un ouvrage pour spécialistes, encore qu’il y en ait peu sur cette question ardue. Les deux auteurs préviennent que leur rôle a consisté non pas à trancher mais à donner des éléments de réponse, pour contribuer aux réflexions qui “ne doivent pas être l’apanage d’un petit cercle d’experts, car elles engagent l’avenir de la nation – comme la dissuasion, le débat doit être permanent”.
Pour y entrer plus facilement, ils ont commencé par une grosse partie historique, poursuivi par une partie plus pédagogique sur les “secrets de la dissuasion” et complété par une troisième partie, sur les questions pour l’avenir, compacte mais qui n’est pas la moins intéressante.
Sur les origines du programme nucléaire français, dont je pensais comme tout le monde que le général De Gaulle avait recueilli l’héritage de la IVe République, et particulièrement de Pierre Mendès-France (Mendès en 1954, négociant le retrait d’Indochine: “ah, si j’avais eu la bombe !”), on trouve ici un commentaire révélateur du général dès le 12 octobre 1945, juste deux mois après Hiroshima : “cette bombe a abrégé la guerre”…
Le chapitre sur l’Algérie et la bombe vaut à lui seul de lire ce livre, car il raconte dans le détail les positions de principe, avec des militaires méfiants envers l’arme nucléaire et un général pressentant que l’indépendance de la France vis-à-vis des grandes puissances – de l’humiliation de Suez à la guerre d’Algérie – passait par la constitution d’une force de dissuasion autonome ; mais il raconte aussi la course de vitesse entre le gouvernement et les généraux d’Alger pour le contrôle du dernier essai Gerboise au Sahara, juste au moment du putsch.
La suite est mieux connue, le lancement d’une politique d’équipement de la France à plusieurs composantes, l’émancipation de l’OTAN par la sortie du commandement intégré, l’héritage préservé et consolidé par les présidents successifs - inégalement avec Valéry Giscard d’Estaing - puis les années Mitterrand: “conçue sous la IVe République, née sous de Gaulle, la dissuasion devient adulte sous Mitterrand”. Lequel Mitterrand marque sa pleine conversion à la dissuasion dès la crise des Euromissiles.
Guisnel et Tertrais racontent la “grand-messe du 5 mai 1994” où Mitterrand, arrivant en fin de deuxième mandat, fige la doctrine de la dissuasion qu’il a pleinement incarnée et puissamment étayée. Arrive Chirac, dont l’aggiornamento sur la dissuasion est une sorte de “Vatican II du nucléaire français” : on reprend les essais pour mieux les terminer, on fonde le développement sur la simulation, on réduit certaines ambitions. Avec des inflexions, Sarkozy et Hollande vont poursuivre le chemin, chacun à sa manière… Cette description du cheminement des chefs d’Etat, garants de la dissuasion, montre bien que le problème n’est pas simplement technique et que la responsabilité présidentielle, il y insistent, est de nature quasi religieuse.
La deuxième partie, sur les secrets de la dissuasion, est à lire en détail, donc pas résumable. On y apprend tout, y compris ce qu’on pensait classifié, la nature et le nombre des vecteurs, la puissance des têtes, la portée des missiles et des avions, les mécanismes de transmission de l’ordre de tir : ils ont été jusqu’au bout de ce qui pouvait être dit. Et de ce qu’il faut comprendre et savoir avant de faire des choix budgétaires, notamment.
La dernière partie, la plus courte mais tout aussi essentielle, pose la question “et demain ?” Guisnel et Tertrais y évoquent, pour les évacuer, les perspectives de coopération franco-britanniques ou européennes, décidément pas matures. La problématique du désarmement, où la France doit être vertueuse sans jamais être naïve, et elle ne l’a jamais été jusqu’à présent, face aux pacifistes de l’est et de l’ouest. Une analyse est particulièrement intéressante, avec la constatation que “le cycle de renouvellement de ses moyens engagés il y a vingt ans est, en 2016, quasiment achevé. Un autre doit commencer” : si des choix restent à faire entre 2017 et 2020 pour financer le maintien à niveau de la dissuasion, il serait illusoire de spéculer sur des économies engendrées par le retrait de l’une ou l’autre des trois composantes (FOST, FAS, FANU), au moins pour le court terme. On le voit, c’est un débat sérieux qu’ils nous proposent, loin de toute formule incantatoire ou solution miracle…
Voir aussi l’interview dans Le Figaro de Tertrais et Guisnel : «La dissuasion nucléaire a façonné la Ve République» (Photo JC Marmara)
Le Président et la Bombe, Jean Guisnel & Bruno Tertrais, 325 pages, Ed. Odile Jacob