Dans son nouvel essai « Sauver l’Europe ! », l’ancien ministre des affaires étrangères Hubert Védrine insiste sur le point d’exclamation, qui n’est pas pour lui un point d’interrogation. L’urgence est telle qu’il n’est plus temps de se poser des questions mais au contraire d’affronter sans délai la crise de désamour des peuples pour l’Europe, de faire une pause dans l'intégration et de tenter un nouveau départ en suscitant une “conférence de refondation”.
La première partie est un constat froid, mais sombre. Un “décrochage manifeste des peuples” a été manifesté de façon constante depuis plus de vingt ans d’incompréhension au point que l’Union européenne en est arrivée à “un état de grave déréliction ou tout au moins d’hébétude”.
Malgré les faits, “le catéchisme paternaliste et autoritaire des européistes reste inébranlable”. Pour répondre au désamour des peuples il faut toujours “plus d’Europe”, répètent des élites politiques en creusant le fossé avec les populations. Védrine dénonce l’ingénuité de l’Union européenne qui se voit et se prétend “mère de la paix alors que, chronologiquement, elle en est la fille”. Du coup, le réveil de cette entité européenne bienpensante est douloureux, “comme dans un Jurassic Park”.
Pourtant, ce n’est pas faute d’avoir enregistré des signaux d’alarme : la majorité à un fil pour le traité de Maastricht en 1992, le rejet du traité constitutionnel en 2005, les référendums nationaux qui montrent un malaise croissant vis-à-vis de l’idée européenne, qui ne veut pas dire un divorce : pour lui, “les Français et la plupart des pays européens restent sans doute disponibles pour un projet européen, pour peu qu’il soit raisonnablement reformulé et qu’ils se sentent entendus”. Aboutissement de ce glissement, le vote du Brexit qui n’est pas un phénomène isolé, mais un cri d’alarme : “aucun autre peuple ne veut sortir de l’Union mais aucun n’y est plus vraiment à l’aise”. En recoupant les sondages des différents pays, il voit 15 à 25% d’anti-européens, 15 à 20% de pro-européens et une majorité de 60% d’eurosceptiques, d’Européens déçus ou devenus allergiques.
Une seconde partie recense les “mauvaises réponses à une crise existentielle”. A lire en détail, cette dénonciation des responsables qui font preuve d’autisme et d’arrogance en rejetant sur les peuples le manque de foi en l’Europe, qu’ils veulent soigner par “plus d’Europe”. Un passage intéressant sur les condamnations du souverainisme, comme si le patriotisme était une valeur honteuse. “Les propositions des milieux européistes relèvent à peu près toutes de la fuite en avant institutionnelle”. Il passe donc en revue les pistes suggérées (sécurité, fiscalité, croissance, emploi, immigration, etc.) pour les écarter l’une après l’autre : la priorité n’est pas de relancer l’Europe sur des bases inchangées mais, au préalable, de rétablir un lien entre élites et population.
C’est dans la 3e partie qu’il présente ses propositions (que l’éditeur appelle le “plan Védrine” sur la couverture mais qui sont en réalité des “pistes” proposée par l’auteur avec prudence et réalisme). En un mot, “pour sauver le projet européen, il faut le sauver du dogme européiste et le repenser : amis, redescendez sur terre”. Le moment est venu de penser tout à fait autrement pour sauver l’idée européenne, en la libérant de “l’européisme” et des “chimères fédéralistes”.
Parmi ces pistes, la convocation d’une conférence refondatrice qui aurait à fixer les contours d’une nouvelle subsidiarité, après avoir décrété une “pause” dans l’intégration pour réfléchir et faire le bilan avant de redémarrer. Une conférence qui convierait ceux des Etats membres “prêts à s’engager dans la séquence bilan et refondation”. Parmi les priorités, clarifier le rôle de la Commission et définir de façon limitative les domaines clefs de sa compétence (plus essentiels pour lui que le niveau dans les chasses d’eau et la composition du chocolat sur lesquelles se mobilise la technostructure bruxelloise…)
Un développement à ne pas manquer non plus, celui sur la confusion générale des pays européens sur la libre circulation et sur les flux de migrants, avec la crispation des opinions sur deux extrêmes : le rejet de “l’invasion” amalgamant réfugiés politiques et migrants économiques, et à l’opposé la porte totalement ouverte à l’immigration externe considérée comme une chance : “pour nous extirper de ce délire croisé, il nous faut un Schengen qui fonctionne”, notamment parce que la suppression des frontières internes demande une consolidation des frontières extérieures communes.
La sécurité ne doit pas être appréhendée sans maintenir l’objectif d’une Europe puissance, “une puissance pacifique et respectée”. Abordant la défense, il estime que les Européens ont manqué une occasion avec le premier mandat de l’administration Obama, sous laquelle les Américains auraient sans doute été selon lui “moins hostiles que par le passé à une telle affirmation européenne” - mais il n’ont pas su en saisir l’occasion.
Contre l’approche idéologique et fédérale, Hubert Védrine privilégie, surtout dans ce domaine, l’approche pragmatique. Il se félicite qu’en octobre dernier, après le Brexit, la Fondation Schuman, prenant acte qu’il n’y a pas de solution fédéraliste en vue, a proposé un accord à trois gouvernements, France, Allemagne, Grande-Bretagne, pour aboutir à un traité pour la défense et la sécurité de l’Europe dans le cadre du Traité de l’Atlantique Nord. Mais avec réalisme, il affirme : “tant que ces trois pays ne sont pas capables de s’y engager, cessons de parler de défense européenne”. Et il ne cache pas, quelques pages plus loin, son scepticisme quand il rappelle que le “couple” franco-allemand n’a plus vraiment existé après Mitterrand-Kohl.
Sa conclusion est que “le grand objectif qui réconcilierait à coup sûr élites et populations, s’il était proclamé, serait le maintien à long terme du mode de vie européen : même quand tout le monde est mécontent, une certaine douceur de vivre règne en Europe”.
Intervenant jeudi en ouverture d’un colloque organisé par les associations Eurodéfense sur “De nouveaux défis de sécurité : comment repenser la défense de l’Europe ?”, Hubert Védrine a anticipé sur la sortie de son livre en s’expliquant plus précisément et en termes crus sur la défense : “mais de quoi parle-t-on ?” car l’idée que les Européens puissent assurer eux-mêmes la défense de l’Europe est “inatteignable”. Les Européens ont confié leur sort au système atlantique en priant chaque jour pour que les Américains restent liés à la défense de l’Europe. Et la situation pour lui ne changera pas. Ce qui est moins hors d’atteinte, c’est de travailler pour doter l’Europe d’une force de projection et aussi d’œuvrer pour constituer une base industrielle et technologique de défense (BITD) européenne, comme cela a été établi avec quelques coopérations réussies comme la restructuration du secteur aéronautique en conjuguant les efforts des industriels et des politiques.
« Sauver l’Europe ! », Hubert Védrine, Ed. Liana Levi/ Opinion, 96 pages.
Il faut aussi que le travail de l'Europe face aux lobbyistes de Bruxelles soit plus transparent, non ?
Rédigé par : popbayle | 10 novembre 2016 à 17:36