Pari réussi pour Pierre Servent avec “les Présidents et la guerre”, celui de combiner la réflexion de l’historien avec la plume du journaliste, pour analyser sans parti pris les rapports très particuliers entre les présidents de la Ve République et le mécanisme de la défense, couronné par la responsabilité de la dissuasion.
Depuis Jean Planchais et son remarquable 2e tome d’ “Une histoire politique de l’armée” publié en 1967 avec Jacques Nobécourt et portant sur la période de 1945 aux années 1960, il manquait un ouvrage sur le demi-siècle écoulé depuis, vu de façon dépassionnée notamment après le traumatisme de la guerre d’Algérie vécue par les militaires français.
Justement, les cent premières pages de son livre légitimement consacrées au général De Gaulle décrivent très bien, après un long développement sur l'histoire personnelle du général, l’ambiguïté apparente de celui-ci sur le dossier algérien et la stratégie réelle et linéaire qu’il poursuivait. Et ses jugements sont très clairs, d’une grande actualité avec la polémique suscitée autour des propos d’Emmanuel Macron, quand le général s’exprime sur le projet d’intégration en Algérie : “essayez d’intégrer de l’huile et du vinaigre. Agitez bien la bouteille. Au bout d’un moment, ils se sépareront à nouveau. les Arabes sont des Arabes ; les Français sont des Français…” (cité par Alain Peyrefitte dans “C’était de Gaulle”).
Spécialiste du maréchal Pétain, Servent est également bien placé pour décrire les relations passionnelles, depuis très jeune, du futur général avec le vainqueur de Verdun. Mais surtout, à travers De Gaulle et sa pratique solitaire et exclusive du pouvoir comme chef de guerre, c’est déjà les institutions de la Ve République qui se dessinent, avec la clef de voûte qui sera le contrôle de la dissuasion : laquelle ne se partage pas, ne discute pas, pèse du poids d’une responsabilité écrasante, et qui légitime aussi que le président soit le chef des armées.
Cette très lourde responsabilité, elle va peser sur les épaules de Georges Pompidou qui, sans avoir la fibre militaire, comprendra et assumera pleinement la nécessité de la dissuasion en lançant notamment le 6e SNLE. A l’inverse, Valéry Giscard d’Estaing marquera sa distance d’avec la dissuasion en déconcertant à l'occasion les chefs militaires, mais se découvrira une arme de chef des armées à travers les opérations en Afrique, notamment une intervention risquée pour sauver le Tchad d’une invasion libyenne malgré les conseils de prudence de son état-major.
Nouveau chapitre important, plus que les deux précédents en volume et en densité, celui consacré à François Mitterrand qui, parti d’une expérience personnelle traumatisante de la guerre, découvrira à travers la dissuasion, qu’il personnifiera, le rôle politique du chef des armées. Avec la citation célèbre: “la pièce maîtresse de la dissuasion en France, c’est le chef de l’Etat, c’est moi : tout dépend de sa détermination. le reste n’est que matériaux inertes”. La relation spéciale qu’il va nouer avec le chef d’état-major particulier de la présidence (CEMP) et le chef d’état-major des armées (CEMA) va renforcer le rôle d’un président civil comme chef des armées, ce dont n’avait pas besoin le général De Gaulle, militaire de culture et de tempérament. La confiance très forte avec le général Saulnier et encore plus avec l’amiral Lanxade permettra notamment à Mitterrand de décider, diriger et commander la guerre du Golfe sans passer par un ministre de la défense réticent, ce que fera Nicolas Sarkozy avec l’engagement en Libye.
Pour Jacques Chirac, “l’éternel lieutenant”, le fait de se retrouver chef des armées est naturel. Il le prouve en mai 1995, lorsque les milices bosno-serbes enlèvent et humilient des casques bleus. Son ministre de la défense Charles Millon, dont Pierre Servent était le conseiller spécial et a recueilli son témoignage, dit à Chirac : “je ne suis pas gaulliste.Toi tu l’es. Tu es chef des armées. L’ONU c’est un machin. Il faut que tu interviennes pour libérer tes soldats”. Ce sera un changement de posture des militaires français sur ordre du président, la reprise du pont de Vrbanja, une nouvelle pratique des casques bleus de l'ONU. A l’occasion de la crise des Balkans, le rôle militaire du président est renforcé par la coopération étroite du CEMP et du CEMA, l’amiral Delaunay et le général Kelche. Le mandat Chirac illustre également le rôle du président comme arbitre pour préserver la défense, face aux appétits de Matignon et des autres ministères, un rôle qu'on retrouvera dans les mandats suivants…
Plus récents, donc mieux connus, les mandats de Nicolas Sarkozy et de François Hollande illustrent bien la mue de responsables politiques devenant chef des armées en accédant à la présidence, et leur gestion des chefs militaires : Sarkozy garde le CEMA de Chirac comme Hollande gardera le CEMA et le CEMP laissés par Sarkozy, et le fonctionnement des institutions politico-militaire y trouvera son compte, puisque la France va gérer la crise de Libye et la crise du Mali avec une détermination sans faille, à l’étonnement de ses alliés.
Ces deux derniers chapitres expliquent bien le fonctionnement des mécanismes intégrant la défense au cœur des institutions, qu'il explique au fil des interviews recueillies auprès des principaux décideurs, notamment militaires. Et si Jean-Yves le Drian n'a plus le rang protocolaire de certains de ses prédécesseurs qui étaient “ministre d’Etat”, son positionnement a toujours été conforté par le soutien du chef des armées dans les grandes décisions, notamment budgétaires mais aussi dans un champ recoupant la politique extérieure, qu’il s’agisse de l’Afrique ou des exportations d’armement. Mais le bilan de ce ministre à la longévité exceptionnelle tient aussi à son action personnelle, qui a encore plus justifié un soutien constant du président.
A travers la diversité des sept présidents de la Ve République, cet ouvrage sérieux relève une constante : le rôle de chef des armées transcende la dimension politique et les clivages partisans, ce qui est signe de bonne adaptation des institutions. Au-delà des textes, l’articulation qui s’est progressivement mise en place entre le président et les armées, grâce au positionnement du ministre de la défense et des chefs d’état-major, laisse augurer que la défense et son pilier de la dissuasion restent un socle durable, quel que soit le titulaire de la fonction présidentielle.
Les Présidents et la guerre – Pierre Servent, Perrin, 445 pages.