Il s’appelait Marcel, comme Dassault et Bleustein-Blanchet. Comme eux, il faisait partie d’une génération de grands pionniers. Son nom est moins connu aujourd’hui, Marcel Chassagny, mais il aurait pu s’appeler “Monsieur Matra” comme il a répondu un jour à une délégation étrangère en visite aux usines Matra.
La biographie que lui consacre son petit-fils Philippe Vigand rend à César ce qui est à Matra et remet en lumière le fondateur de “la Matra” dont le principal défaut était la modestie et la principale qualité de savoir déléguer son autorité, ce qu’a fait ensuite celui qu’il avait mis aux commandes du groupe, Jean-Luc Lagardère. Il a fallu à son petit-fils, totalement paralysé depuis un accident vasculaire cérébral (AVC) en 1990, beaucoup de ténacité pour surmonter sa propre discrétion et pour mener à bien cette biographie, avec l’aide de son épouse et de ses proches.
Marcel Chassagny, dont les plus anciens des “Matra” se souviennent comme d’un visionnaire, est parti d’une activité d’armement pour s’étendre à l’aéronautique, l’aérospatiale, l’automobile, les transports, les télécommunications, tout ce qui a permis à la petite Matra d’être le noyau de ce qui est devenu le leader mondial Airbus, à travers Aerospatiale-Matra et EADS.
Si l’histoire la plus récente a très bien été racontée dans les livres consacrés à Lagardère, dont “Le Corsaire de la République” (Thierry Gadaud, Bruno Lancesseur) et “L’Acrobate. Jean-Luc Lagardère ou les armes du pouvoir” (Alexandra Schwartzbrod et Vincent Nouzille), celle des origines de Matra restait à écrire. C’est chose faite avec ce livre, qui vient faire pour Matra le pendant du “Talisman” pour Dassault et déroule un récit en dix-huit trous de golf, en hommage au sport favori de Chassagny.
Son parcours commence dans l’entre deux guerres avec une première expérience, la CAPRA, compagnie anonyme de production et de réalisation aéronautiques, qui a parmi ses clients la SNCASE – on est déjà dans la genèse d’Aerospatiale. Avec les années de guerre et la politique de Vichy visant à regrouper les firmes d’armement, Chassagny se tourne vers des activités plus civiles pour préserver son indépendance et crée en 1941 la société générale de Mécanique Aviation TRAction : la MATRA est née.
En 1944, la Matra rend un service éminent aux Alliés en produisant en un temps record des centaines de barges pour faire traverser le Rhin aux troupes et aux blindés, ce qui lui vaut un diplôme signé par Patton. En 1946, le ministre de l’Air Charles Tillon propose à Chassagny de céder son usine de la Courneuve à la SNCASE. En contrepartie, le gouvernement le soutient sur un projet axé sur les armements aéroportés : il va fabriquer des lance-roquettes pour l’armée de l’air, produits en série à partir de 1950.
Des lance-roquettes il s’élargit aux missiles, privilégiant l’autonomie de la munition en développant les autodirecteurs. C’est le début de la saga des missiles Matra dans le domaine air-air mais aussi dans les lanceurs. En effet, par sa participation au capital de la SEREB, société d’études et de réalisation d’engins balistiques, Chassagny va faire participer Matra au programme de la fusée Diamant, capable de mettre un satellite sur orbite. Avec le soutien du général De Gaulle qui veut que la France développe ses propres moyens spatiaux, le premier tir a lieu en 1965 avec la mise en orbite du premier satellite français, Astérix 1.
En 1957, Chassagny rencontre le financier Sylvain Floirat, propriétaire notamment d’Aigle Azur et d’Europe 1, qui veut prendre une participation dans Matra sans même avoir vu les usines, par confiance personnelle en Chassagny. Sous l’impulsion des deux associés le groupe continue à prendre de l’ampleur et, à l’assemblée générale extraordinaire du 4 avril 1960, Matra devient la société des “Engins Matra” compte tenu de ses activités dans les missiles et dans l’espace. Son champ d’activité devient plus ambitieux : missiles, espace, automobile, systèmes civils, automatismes industriels, informatique, optique de pointe, télécommunications, transports…
Il va désormais chercher un jeune adjoint qui puisse un jour lui succéder, car son fils Philippe souffre d’un diabète incurable. Le livre évoque, avec une grande pudeur, les drames familiaux qui touchent Marcel Chassagny et celui, plus récent, qui a condamné l’auteur à la paralysie totale : c’est en 1990, deux ans après la mort de Chassagny le 18 septembre 1988, que son fils Philippe décède des suites du diabète et que son petit-fils Philippe est victime d'un AVC.
Ce jeune adjoint, c’est donc Jean-Luc Lagardère: “en 1963, mon grand-père alla chercher chez Dassault un jeune ingénieur gascon, Jean-Luc Lagardère, déjà plein de charisme”. Un choix qui est le sien mais qu’il partagera évidemment avec Sylvain Floirat pour établir une confiance à trois et, d’après les différents témoignages, une relation presque filiale s’établit entre Jean-Luc et Marcel qui, encore une fois, montre qu’il sait déléguer.
Quatre mois après son embauche, Lagardère est nommé directeur général. Il apporte à Matra son audace, des méthodes nouvelles, part à l’assaut de l’export en décrochant un premier contrat australien pour le missile air-air Matra 530. Puis c’est le R550 Magic à autodirecteur infrarouge (ci-dessous, Lagardère présente le 550 au président Pompidou, Chassagny au milieu). Lagardère fonce, Chassagny prend de la hauteur, ambassadeur du groupe à l’international, président du GIFAS de 1968 à 1972.
Le reste est connu, raconté dans les livres sur Lagardère déjà cités. Matra continue à s’étendre dans le spatial, les transports, les médias. Matra se fait un nom dans l’automobile, c’était un souhait de Chassagny, avec une séquence surprenante et novatrice qui part de la Djet (1964), passera par la 530 (1967), la Bagheera (1973), la Rancho (1977), la Murena (1980), culminera avec l’Espace (1984) et retombera avec l’Avantime (2001), tout en glanant des lauriers dans la compétition avec une première victoire remarquée aux 24 heures du Mans en 1972 puis toute une aventure aux côtés de grands pilotes de course.
C’est en 1977 que Marcel Chassagny décide de passer la main. Toujours en accord avec Floirat, il fait nommer Lagardère PDG par le conseil d’administration de Matra, en expliquant que Jean-Luc sera le garant de la continuité. Il garde cependant un bureau au siège du groupe et reste dans l’ombre pour conseiller Lagardère, avec toujours une capacité de visionnaire. Roland Sanguinetti, alors responsable de la communication du groupe, raconte ainsi que Chassagny lui avait parlé d’un projet de rapprochement avec Messerschmitt Bölkow Blohm, après avoir rencontré Bölkow au Bourget : “l”Histoire leur donnera raison vingt ans plus tard, avec la création d’EADS”.
Car ce livre est riche en témoignages de proches, à la fois de Chassagny et de Lagardère : Pierre Quétard, fondateur de la division espace, Philippe Guédon qui raconte la naissance du concept de l’Espace, Claude Goumy sur le spatial, Roland Sanguinetti sur la communication, Pierre Sabouret sur Hachette, ce sont tous des témoins que l’auteur a personnellement connus. Il entremêle les témoignages avec ses propres souvenirs, sur les relations familiales, sociales et politiques de son grand-père, en suivant toujours le fil directeur du parcours de golf. Entre l’anecdote et le stratégique, c’est le portrait impressionniste d’un grand patron industriel qui voit loin en termes de stratégie tout en restant toujours attentif à chacun.
Publié à compte d’auteur en 2016, ce livre a eu relativement peu d’écho, sauf chez “les Matra”, et encore. C’est dommage, car il présente une brique importante dans la construction industrielle française. Il est en tous cas disponible désormais sur Amazon, et vaut le détour. Un bonus à la fin, la description de l’évolution du logo Matra par Bernard Pommier, directeur graphique dans la direction de la communication de Matra jusqu'à EADS, avec qui Roland Sanguinetti et moi avons fait la charte graphique d'Aerospatiale Matra.
Monsieur Matra, mon grand père – Philippe Vigand, 173 pages.
Crédits photo : photo AIRITAGE
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