Interview du colonel Fred Moore, chancelier d'honneur des Compagnons de la Libération, réalisée pour la Revue de la Cavalerie Blindée de l’association nationale des officiers de réserve de l’arme blindée cavalerie (ANORABC) et publiée dans son dernier numéro. Le colonel a accepté de me parler de sa guerre dans les Spahis, un uniforme qu’il a gardé toute sa vie et au-delà de sa longue carrière de réserviste puisqu’il porte encore le calot rouge dans les cérémonies auxquelles il participe en tant que l'un des derniers représentants des Compagnons de la Libération.
Britannique par son père, un officier de la Royal Navy naturalisé français en 1926, Français par sa mère, Fred Moore s’engage à vingt ans dans l’armée française en mai 1940 et devient Français libre un mois plus tard à Londres. Sa guerre, il va la faire avec le 1er Spahis de la Syrie jusqu’à Berchtesgaden en passant par l’Egypte, la Libye, la Tunisie, la Normandie, la Libération de Paris et la campagne d’Alsace. Démobilisé en 1945, ce héros modeste choisira de servir dans la réserve, sera rappelé pour servir en Algérie où il commandera le 4e escadron du 6e régiment de Spahis marocains de mai à novembre 1956, commandera le 54e régiment d’infanterie divisionnaire (de réserve) de l’Oise de 1962 à 1978 et terminera sa longue carrière sous les drapeaux comme colonel honoraire en 1982. « Rappelé » par le général de Gaulle pour représenter l’UNR-UDT à Amiens, il est député de la Somme de 1958 à 1962. Septième et dernier chancelier de l’Ordre de la Libération d’octobre 2011 à novembre 2012, Fred Moore a été nommé ensuite délégué national du Conseil national des communes « Compagnon de la libération » et a démissionné au début de cette année (la fonction ayant été reprise par le général de division Christian Baptiste). Il a accepté de revenir avec Saumur sur sa longue chevauchée de Spahis.
Comment avez-vous rejoint les Spahis ? « C’était en 1941, et je bénis ce jour-là ! D’autant que j’ai failli partir ailleurs. Au début de la guerre, quand je suis parti avec mon frère pour l’Angleterre, je voulais rejoindre la Royal Air Force pour être pilote de chasse, et René la Royal Navy. C’est en Angleterre que nous avons entendu parler des Forces françaises libres, que nous avons voulu rejoindre tout de suite. » Fred Moore fait le siège du général de Gaulle, le rencontre, lui écrit pour le relancer parce que son incorporation tarde. Le général, séduit par le culot de ce jeune homme de vingt ans, le fait incorporer mais lui explique qu’il n’y a pas d’affectation quand il signe son engagement dans les Forces aériennes françaises libres.
« Le général m’explique que je n’ai pas de chance : les FAFL ont de bons pilotes, nous avons de bons aviateurs dans tous les domaines, mais ce que nous n’avons pas ce sont les avions de chasse. Il y a en ce moment, dans toute l’Angleterre, cinq Morane MS 406, et cinq Dewoitine D 520 qui sont encore restés là-haut à Narvik. Et nos pilotes, vous comprenez bien, sont actuellement avec leurs camarades britanniques pour les aider en escadrille ». Et Moore ajoute : « oui, ce qui va leur tomber dessus dans les semaines suivantes est bien connu, c’est le blitz sur Londres ».
Affecté à la première compagnie du Train, le jeune volontaire suit un premier entraînement et se trouve embarqué sur la petite flottille franco-britannique que le général amène devant Dakar, pour tenter de rallier l’AOF. C’est là que les FFL essuient leurs premiers tirs. « Les quatre premiers morts de la France libre sont des marins. Nous étions tous au bastingage et quand on a vu les quatre cercueils sur la planche à bascule, avec des bouquets de fleurs dessus, on avait vingt ans, ça nous a beaucoup touchés – ils ont été les quatre premiers Compagnons de la Libération ».
Pendant ces quelques jours d’attente tendue au large de Dakar, sur le Westernland, le bateau amiral, le général un beau jour s’adresse à ses combattants rassemblés un pont plus bas et leur demande s’ils ont des questions. Photo Imperial War Museum © IWM (A 1474) L’un d’eux, « qui n’avait pas froid aux yeux, lui demande : Mon Général, combien sommes-nous dans les FFL ? C’est quoi les FFL ? » Le général ne répond pas tout de suite puis se redresse : « eh bien c’est simple, les Forces françaises libres c’est moi, c’est vous, nous sommes trois mille… »
Conscient de l’enthousiasme de ces premiers volontaires, le général décide d’en former les cadres, et c’est ainsi, raconte Moore, qu’après avoir débarqué à Douala il se retrouve dans la première promotion du cours des aspirants créé à Brazzaville, cours à l’issue duquel les vingt aspirants de la 3e section sont envoyés rejoindre le noyau des FFL en cours de création en Egypte, pendant que Leclerc part au Tchad avec la 1ère et la 2e section pour attaquer la Libye par le sud.
Le voyage jusqu’en Egypte était une aventure ? «Nous sommes partis tous les vingt, en remontant le fleuve Congo, mais ça ne va pas plus loin que Stanleyville, et il faut continuer par la terre. En tant que chef de détachement, car j’étais major de promotion, je réquisitionne un garagiste pour qu’il nous fournisse des véhicules et nous remontons jusqu’au Nil, que nous descendons en bateau. Arrivé au Caire, je me présente à un officier de la mission française. Je vois qu’il change de tête à l’énoncé de mon nom : Moore ? - Oui Mon Capitaine. - Vous avez un frère ? - Oui Mon Capitaine. - René Moore ? - Oui Mon Capitaine. Je suis ému, je n’ai plus de nouvelles de mon frère qui n’a pas voulu suivre le cours des aspirants et que je n’ai plus revu depuis Brazzaville. Le capitaine me dit : - Ecoutez mon vieux, votre frère a été grièvement blessé à Damas, par des grenades larguées par un avion en rase-mottes, il est dans un des trois hôpitaux britanniques de Qastina en Palestine, on l’a amputé du pied gauche. Alors vous laissez là vos dix-neuf camarades qui partiront demain par le train pour Beyrouth pour recevoir leur affectation, et vous allez chercher votre frère ».
En pleine guerre ce n’était pas évident ? « Non, dans le premier hôpital on n’a pas entendu parler de Moore, dans le deuxième c’est pareil et puis, dans le troisième, une infirmière m’entend nommer mon frère et me dit : - J’ai bien connu René, je ne sais pas où il est actuellement mais je peux vous dire qu’il a été soigné par un médecin polonais libre, mon patron, qui n’a pas voulu l’amputer et il est parti sur ses deux pieds ! Mais sans autre indication sur sa destination, je repars pour Jérusalem, où je réserve par téléphone une chambre dans un Hôtel dont j’avais entendu parler, le King David ». Pris par une inspiration, il se souvient que sa grand-tante, sœur Marie de la Croix, est mère supérieure du carmel du mont des oliviers, et s’y fait amener en taxi. « Arrivé au couvent, la sœur tourière, seule autorisée à communiquer avec l’extérieur, entrouvre une grille et me dit : encore un soldat français, mais nous avons déjà un soldat français ! Elle ouvre un deuxième panneau, et je vois arriver… mon frère, qui ne boîte pas. Je lui demande : - Mais d’où viens-tu, on te cherche partout ? Il me répond qu’il est soigné à l’hôpital français de Jaffa, au bord de la Méditerranée, et qu’il a eu la même idée d’aller voir notre tante supérieure du carmel ». D’où cette rencontre providentielle, ajoute ému le colonel Moore en disant : « on peut croire ou pas, mais il y a quand même des signes… Ensuite on nous a laissé approcher du petit carré où se trouvait notre tante qu’on voit derrière des canisses ; on pourrait passer les mains à travers, ce que j’essaie à un moment donné, juste pour toucher la sienne. Elle me repousse gentiment et fait non de la main. Elle nous dit que toutes les sœurs du couvent, chaque jour, versent une pelletée de terre sur l’endroit qui doit être leur tombeau. Nous sommes repartis le lendemain matin, après avoir à titre exceptionnel dîné et dormi au couvent».
Ensuite, vous repartez ? « Oui, pour avoir mon affectation. Je voulais me battre, alors que tous mes camarades des FFL avaient déjà eu l’expérience du feu. Mon frère a été grièvement blessé dans les combats pour prendre Damas aux Vichystes, il y a gagné la médaille militaire comme soldat de 1ère classe. A Beyrouth je retrouve le général de Larminat, que je connaissais bien depuis Brazzaville, où j’étais invité aux thés mensuels organisés par sa fille pour ses amis. Dans le bureau des affectations, on me propose la Légion étrangère, je ne m’en sens pas capable comme aspirant de 21 ans. On me dit : il y a les Spahis, et pas n’importe lesquels. A l’époque il y avait encore deux casernes, celle d’Alep où se trouvait le 1er régiment de Spahis vichyste, et celle de Damas où se trouvait l’escadron du 1er Spahis commandé par Jourdier ».
Et pourquoi le choix de la cavalerie ? « J’avais déjà à l’esprit que je ne voulais pas être statique, j’ai toujours voulu du mouvement, je voulais faire de la reconnaissance. Avec les Britanniques, j’ai étudié à Alexandrie la navigation aux étoiles, plus tard avec les Américains j’ai fait un stage de Transport Quarter master pour manœuvrer un LST (Landing Ship Tank). Quand on m’a parlé du commandant Jourdier je n’ai pas hésité, j’avais entendu son parcours : un officier de l’armée du Levant qui avait refusé l’armistice du 17 juin 1940 comme beaucoup de ses camarades, mais qui avait été le seul à rester cohérent avec ses idées en organisant le passage de son escadron en Palestine britannique pour reprendre le combat contre les Allemands. Le régiment, le 1er Spahis, faisait alors le tour de tous les accès, les portes, de la frontière syrienne avec d’autres pays. Son escadron, le 1er, progressait toujours en tête, reconnaissant chaque porte avant l’arrivée du régiment. Arrivé à la frontière du Litani au sud Liban, il avait amené son escadron jusqu’à un carrefour de pistes où il avait fait cette déclaration restée célèbre : voici les deux chemins, le bon et le mauvais. Que ceux qui ne renoncent pas à se battre me suivent, je ne me retournerai pas et je les compterai ce soir. A cheval ! Et tout l’escadron avait suivi » sauf quelque six hommes.
Dans le seul livre auquel il ait accepté de participer (« Toujours Français libre ! », avec Marc Bradfer, Ed. Elytis, 255 pages) car il a toujours refusé d’écrire ses mémoires, cet anti-héros qui cache ses exploits derrière une immense modestie raconte drôlement sa première rencontre à Damas avec son nouveau chef, le lieutenant Harry de Villoutreys de Blignac : « vous montez, naturellement ? – Non, Mon Capitaine. – Je vous affecte le cheval matricule 576, ordonnance Larbi ben Mohamed. – Bien Mon Capitaine. – Vous parlez arabe naturellement ? – Non Mon Capitaine. - Faudra apprendre. – Bien Mon Capitaine ».
L’adjudant Ballarin le mettra à l’équitation, mais il fera ses classes tout seul à moto : « j’ai pris possession d’une moto Norton à peine sortie de caisse pour aller apporter des pièces de rechange à un véhicule en panne dans la Bekaa, ensuite j’ai continué la moto, j’en ai eu trois successivement ». Quant à la pratique de l’arabe, elle ne sera pas un obstacle puisqu’il arrive d’emblée à se faire accepter et respecter par ses Spahis marocains. Quant à Villoutreys, fidèle second de Paul Jourdier, blessé et capturé par les forces fidèles à Vichy le 15 juin 1941 à la bataille de Najah au sud de Damas, il sera détenu en France puis libéré après l’armistice de Saint jean d’Acre et rejoindra son unité à Damas. Il sera tué en 1945 à Idlib, dans le nord de la Syrie, alors qu’il commande le groupement des escadrons légers du nord Syrie, en tentant de régler la rébellion d’une unité tcherkesse, et il était comme Jourdier et Ballarin Compagnon de la Libération.
A la tête de son 2e peloton du 1er escadron, formé de Marocains, Moore participe en 1942 à la création du 1er RMSM en Egypte, combat en Egypte et en Libye, se distingue en Tunisie dans les combats de l’Oued Gargour, commande en 1943 à la garde d’honneur du général de Gaulle à Alger, puis embarque en avril 1944 pour l’Angleterre où la 2e DB prépare la Libération de la France, où elle arrivera deux mois après le débarquement auquel il assistera de loin. «Les Américains étaient prêts, ils ont débarqué quand et comme ils avaient dit qu’ils le feraient. Mais ils ont fait débarquer une majorité de combattants sans aucune expérience du feu, sans même un faux baptême du feu comme les exercices que nous faisions à balles réelles ». Le colonel Moore est modeste, à l’époque les gars de Leclerc avaient pour la plupart fait une, voire comme lui deux ou trois campagnes.
Avec leurs nouveaux matériels américains (AM-M8, half-tracks, jeeps, obusiers de 75) les Spahis du 1er RMSM débarquent en France le 2 août 1945 et combattent d’abord en Normandie, où Fred Moore retrouve brièvement ses parents, avant de participer à la Libération de Paris le 25 août. « Mon peloton devait prendre l’Ecole militaire en descendant le Champ de mars, se méfiant de chaque bosquet, les boulingrins, et nous avons eu un mort tué par un sniper allemand depuis l’Ecole militaire, premier mort de son peloton ».
Mais c’est aussi dans la tension et l’effervescence de cette libération en cours, avec les Parisiens qui descendent voir leurs libérateurs, que Moore fait la rencontre de Jacqueline, qui sera sa marraine de guerre puis qu’il épousera le 25 avril 1945, quelques jours avant la capitulation du 8 mai. Elle l’accompagnera toute sa vie – il l’a perdue il y a seulement quelques mois. Le lieutenant Moore poursuit avec son peloton avec la campagne des Vosges, la campagne d’Alsace, Strasbourg, où Leclerc réalise son serment de Koufra, et participe aux derniers combats en Allemagne, toujours à la tête de son peloton.
Infatigable, le colonel Moore poursuit aujourd’hui ses campagnes, en multipliant à quatre-vingt-seize ans les visites aux communes Compagnon de la Libération, entre cérémonies commémoratives et témoignages devant les classes de collégiens, sans nostalgie mais avec fidélité envers ses compagnons : hier Nantes et Grenoble, demain Vassieux en Vercors, puis l’île de Sein, toujours combatif avec son calot rouge… Spahi un jour, Spahi toujours !