Assez sidérant de découvrir des panneaux “interdiction de jeter des ordures” au milieu de la jungle amazonienne, avec une amende théorique de 5 dollars pour les contrevenants. C’est pourtant bien le cas à Napurak, communauté mobilisée pour préserver un environnement particulièrement privilégié. Quand la communauté fut fondée en 1999, c’étaient trois familles qui vivaient dans une communauté devenue trop dense et qui avaient repéré un coin exceptionnel dans une boucle du Rio Pastaza, où abondaient plantes utiles et animaux (tapirs, jaguars, ocelots, tigrillos, singes, boas, tortues de terre et d’eau), oiseaux (562 espèces différentes) et poissons de toutes sortes, dont les pargues, les gros poissons-chats et deux espèces de dauphins de rivière. C’est pourquoi leur chef, Taki Senkuan, décédé depuis, nomma ce village Napurak, qui veut dire en Achuar réservoir à animaux.
On pêcha et chassa sans limite mais au bout de dix ans, des experts de la NAE (Nation Achuar de l'Equateur) vinrent faire un état des lieux à la demande du chef de village. Les conclusions d’un rapport de 2012 étaient que si on ne limitait pas la chasse et l’exploitation forestière, c’étaient plusieurs espèces de mammifères et d’oiseaux qui étaient menacées dans le secteur. Plus grave encore, pour les Achuars dont les croyances animistes voient une égalité entre hommes, animaux et plantes dans le partage de leur milieu forestier, ce déséquilibre risquait de compromettre l’harmonie de leur entente avec la nature.
Le rapport conclut à un règlement interne de la communauté, adopté par les villageois, fixant des règles pour l’utilisation raisonnée des ressources naturelles et pour préserver ainsi à la fois la patrimoine naturel et l’identité culturelle d’une population vivant de la forêt.
Outre le fait d’intégrer la préservation de l’environnement et le respect de la biodiversité dans l’enseignement des traditions aux plus jeunes, on fixa des règles précises et rigides sur différents points. En ce qui concerne l’exploitation forestière, quand on abat des arbres d’un certain type, avec nomenclature précise des essences présentes dans le secteur, il est obligatoire de prévoir la reforestation en replantant de jeunes pousses de la même essence ou en préservant l’espace pour une régénération naturelle. Un tableau précis mentionne pour l’année 2011 le nombre d’arbres abattus par chaque famille pour chaque espèce : arbres à bois, arbres à feuilles, etc.
Dans le quotidien, les villageois de Napurak coupent des arbres à bois pour les piliers de leurs cases et pour tout ce qui est charpente, ainsi que de très gros arbres pour les pirogues. Mais il doivent prévoir des zones à replanter avec les mêmes espèces. Ces arbres sont d’autant plus importants que la constructions des habitations est entièrement traditionnelles, sans aucun matériau venant de l’extérieur, ni même les vis et les clous. Les charpentes sont ajustées par encoches, tenons et mortaises, grâce à un travail très précis à la machette, et les assemblages consolidés non par des lianes mais par une écorce particulièrement solide qu’on découpe en lanières en qui durcit en séchant.
Pour les arbres à feuilles, essentiellement les palmiers de deux sortes dont les feuilles sont utilisées pour couvrir les cases en une structure serrée, la coupe est plus aisée car ils repoussent vite et se reproduisent spontanément. Quand on commence à construire une case, on plante tout autour de jeunes palmiers qui seront ainsi utilisés à mesure qu’avance le chantier de couverture. Il faut voir la dextérité avec laquelle ils découpent ces feuilles des troncs abattus, en font des paquets de 30 kg emmenés à dos d’homme, les plient et les accrochent une à une sur des baguettes interstitielles attachées à la charpente.
Les feuilles les plus grandes sont tressées ensemble pour former les “tuiles faîtières”, avec une incroyable efficacité : pas une goutte de pluie ne traverse ces couches de feuilles totalement étanches. Les troncs des palmiers abattus sont laissés sur le sol, soit coupés sur le moment pour en extraire le cœur qui peut même se manger sur place en forêt, soit laissés pourrir car ils servent alors de nid pour un gros insecte volant genre hanneton qui vient y pondre ses œufs. Les grosses larves charnues qu'on en extrait sont un mets de choix pour les Achuars qui les mangent crus ou cuits, ça ressemble à de la viande molle et c’est riche en protéines…
Parmi les espèces d’arbres protégées, le roi de la forêt vierge est le kapokier géant qui peut atteindre jusqu’à 40 km et dont on distingue mal le sommet à travers le sous-bois. Il y en a deux près du village, âgés sans doute de plus de deux siècles et qui sont considérés comme sacrés : “celui qui coupe un kapokier c’est comme s’il tuait son père ou sa mère”. Le bois est dur comme du fer et les racines se déploient en voiles autour du tronc avec des formes étonnantes.
Pour la protection de la faune, oiseaux, mammifères et poissons, avec également un inventaire exhaustif des espèces présentes, le règlement interdit la chasse de sept espèces d’oiseaux et de trois espèces de mammifères, avec des amendes de 20 à 30 dollars pour les contrevenants. Avec des principes additionnels comme de ne pas abattre plus deux exemplaires par troupeaux de mammifères comme les pécaris, ou l’interdiction absolue de tuer des animaux avec leurs petits. Autre principe également important dans la région, l’interdiction de domestiquer ou de commercialiser sous toute forme les animaux sauvages de la forêt, notamment les singes et les perroquets. Détail intéressant, le rapport inclut un plan de la zone avec une délimitation des zones contrôlées par Napurak et chacune des trois communautés voisines. Comme un embryon de cadastre. Avec la notion aussi que les interdictions de chasse et de pêche sont totales pour ceux qui ne sont pas membres de la communauté. Il sera instructif de suivre l'évolution de ce dispositif dans le temps avec la croissance démographique de ces petites communautés.
Enfin le règlement interdit l’introduction de tout produit chimique (engrais pesticides) pour protéger la qualité de l’alimentation, qui de ce fait est extrêmement saine : tout est cuit dans des feuilles, sans graisse, et la diversité des fruits et légumes permet de diversifier les menus, même si la cuisine reste ici assez simple, avec un usage très raisonné d’herbes et d’épices à part l’ail.
Dans la protection de l'environnement, la communauté s’est également donné un programme pour le traitement et l’élimination des déchets. J’ai pu constater, outre les panneaux récents “interdiction de jeter des ordures dans le Rio”, que le village s’est mobilisé pour bâtir en trois jours une fosse sanitaire couverte d’un toit de palmes, afin de recevoir les déchets non organiques. De même, le chef du village organise tous les quinze jours une séance de ramassage collectif des ordures, auquel participent les plus jeunes, sans parler du désherbage permanent de la piste d'atterrissage dont s'occupent les femmes en raclant le sol à la machette.
En me raccompagnant en avion à Taisha, l’aéroport le plus proche de Napurak où arrive la route, un des chefs de famille me montre les effets de la déforestation incontrôlée : comme des trous de mites dans un manteau, on voit de nombreuses clairières avec des troncs dispersés. Comme le villlage est desservi par la route, la population s’agrandit avec l’arrivée de nouveaux colons, des Shuar (branche cousine des Achuar), des Espagnols (traduire des non-Indiens), des métis, qui font chacun leur chantier pour exploiter le bois qu’ils font partir par la route pour le vendre plus loin.
Un problème dont le gouvernement actuel commence à prendre conscience puisqu’il envisage des programmes de reforestation dans les zones d’exploitation forestière, comme dans le Cotopaxi, non seulement pour la protection de l’environnement mais pour l’efficacité même de l’industrie du bois, une des ressources du pays à préserver.
A l’échelle de l’Amazonie et des menaces plus sérieuses de déforestation que représentent les projets de recherches et d’exploitation pétrolière, les efforts des villageois de Napurak peuvent sembler dérisoires. Mais en mettant l’accent sur l’éducation des plus jeunes, ils investissent sur les nouvelles générations désormais mieux conscientes de la richesse et de la fragilité de leur patrimoine, avec cette devise qui conclut leur règlement : “la nature est notre source de vie, préservons-la”.
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