Pierre Darcourt, journaliste de défense, correspondant de guerre et historien militaire pendant un demi-siècle, est parti pour son dernier voyage, resté fidèle jusqu'au bout à sa devise, gravée sur le couteau de son grand-père corse : « Omu Liberu », homme libre. Forte personnalité, considéré comme un réactionnaire par beaucoup à gauche et comme un traître par beaucoup à droite, Pierre Darcourt est toujours resté fidèle à son honneur, à sa loyauté et à ses amitiés, sans compromis et en homme libre.
Né en 1926 à Cho Lon, jumelle chinoise de Saigon, Dominique Pierrini étudie au lycée Chasseloup-Laubat de Saigon et Albert Sarraut d’Hanoï et passe son Baccalauréat en 1940 sous l’occupation japonaise. Dès l'âge de 16 ans il se lance dans la lutte clandestine et effectue des missions de sabotage contre les forces japonaises. C'est dans la clandestinité qu'il prend le nom de Pierre Darcourt. Passé à pied en Chine du sud puis en Birmanie, il sera formé aux Indes à l’école des commandos britanniques, les Jedburgh. Il intègre le service action de la DGER et se retrouve parachuté au Tonkin au lendemain de la bombe sur Hiroshima.
Commence alors pour lui la longue guerre d’Indochine contre le Viêt-Minh, qu'il mène non pas en uniforme mais dans l'action discrète et néanmoins légale des services. Durant cette décennie, il participe aux opérations à Hanoï lors du coup de force Viêt-Minh du 19 décembre 1946, au Tonkin, au Laos, dans les deltas du Fleuve Rouge et du Mékong. Deux fois blessé, chevalier de la Légion d’Honneur, trois Croix de Guerre, médaillé de la Résistance. Fait prisonnier par le Viêt-Minh, il s’évade pour reprendre le combat. Mais il trouvera aussi le temps de préparer et réussir deux diplômes d’études supérieures en histoire et en droit à l’université de Hanoï.
Revenu en France, il change de métier et devient journaliste, ce qui lui fera couvrir durant un demi-siècle les conflits et les événements majeurs qui ont secoué le monde. Grand reporter ou correspondant de magazines et de journaux célèbres (dont L’Aurore, L’Express, Le Figaro, Time, JiJi Press à Tokyo, Sud-Ouest, Constellation), il a sa première carte de presse en 1964.
Ses connaissances, son acquis et son expérience fondés sur 35 années de séjour en Asie le désignent au poste de secrétaire général de l’Institut Sino-Soviétique. Il publie en 1969 un témoignage engagé sur les persécutions des chrétiens par le régime communiste chinois dans « Requiem pour l’Eglise de Chine » (L’ordre du jour, 290 pages). Il suivra toujours l’actualité chinoise et participera en 1967 à une grande enquête de l’Express sur la révolution culturelle et la désorganisation du pays (« Chaos en Chine », L’Express 16 janvier 1967).
Présent auprès des autorités miltaires françaises durant la guerre d’Indochine, il est le témoin privilégié de moments dramatiques comme la mort du fils du maréchal de Lattre. Il racontera en 1965 la guerre de ce grand chef dans « De Lattre au Viet-Nam – Une année de victoires » (L’Histoire contemporaine revue et corrigée, 360 pages).
Après Dien Bien Phu et le retrait de la France, il suit les armées françaises sur leur nouveau théâtre d’opérations, l’Algérie, cette fois comme journaliste. Sa fidélité aux armées qu’il a suivies au cours de toutes ces années se retrouve dans « Armée d’Afrique – La revanche des drapeaux » préfacé par le général de Monsabert (Paris 1972, La Table Ronde, 288 pages). Par fidélité à ses convictions et par loyauté envers les militaires qu’il a accompagnés au combat, il se retrouve dans le camp des partisans de l’Algérie française, jusqu’au-delà du putsch d’Alger, ce qui lui vaudra d'être privé de sa Légion d'Honneur. Aveu ou plaisanterie, il se vantait d’avoir inventé le sigle OAS au lendemain d’un attentat, par référence à l’Armée secrète de la résistance. Sans renier ses convictions sur l'Algérie, il ne suivra pas les extrémistes dans leurs dérives violentes et sectaires, plus préoccupé du devenir des militaires restés dans les rangs et de l'évolution des armées françaises.
Durant la partie dite américaine de la guerre du Viêt-Nam, il revient dans son pays natal, toujours sur le terrain, interlocuteur privilégié de nombreux responsables militaires américains et sud-vietnamiens et témoin accablé de la perte du pays. Cette période a donné naissance à un livre très ému, « Viêt-Nam, qu’as-tu fait de tes fils » (Paris 1976, Editions Albatros, 270 pages), dans lequel on voit aussi bien des scènes d'un réalisme saisissant dont le champ de bataille de Xuân Lộoc (il y était en avril 1975, sous les obus), que des entretiens et portraits captivants (le général Nam, chef de la région militaire du Delta), ou mordants (le Gros Minh, le général Dôn, vice-premier ministre)… Il publie également en 1976 « La défaite indochinoise » (Albatros) et en 1977 le savoureux portrait d’un caïd du milieu saïgonnais, chef de clan passé au Vietminh avant de devenir général de l’armée nationale du Viêt-Nam et qu'il a bien connu personnellement : « Bay-Vien, le Maître de Cholon ».
Il quitte définitivement le Viêt-Nam en 1975 pour d’autres terrains d’opération, mulitpliant les reportages de terrain au Moyen Orient (Liban, Syrie, Israël) et en Afrique où il parcourt la Libye, la Rhodésie, l’Angola, le Soudan, en Afrique du Sud et les guerres du Tchad. Au Tchad, qu’il pratique pendant trois décennies, il se lie d’amitié avec Idriss Deby qui l’appelle à chacune de ses visites à Paris. En 1999 il publie « Tchad, le chemin de la Liberté » (Editions du Chari, 358 pages), qu’il reprend sous une forme plus journalistique en 2001 avec « Le Tchad, 15 ans après – Hissène Habré, la Lybie et le pétrole ». Il était encore en visite au Tchad il y a quatre ans.
Journaliste au Figaro de 1977 à 1998, il a été successivement grand reporter, puis rédacteur en chef et a été élu à quatre reprises président de la Société des Rédacteurs du Figaro regroupant les journalistes du Figaro quotidien, du Figaro Magazine et du Figaro Madame. Pierre Darcourt est en 1979 le fondateur et premier président de l’Association des journalistes de défense (AJD) dans laquelle il est le porte-parole légitime et reconnu de la profession, tout en gagnant la reconnaissance des responsables politiques qui apprécient et redoutent son franc-parler.
Sans jamais renier ses convictions fortes, il couvre objectivement les efforts de Charles Hernu pour réconcilier la gauche et l’armée après le traumatisme de la guerre d’Algérie, et noue des relations de confiance avec celui qui deviendra ministre de la défense, pour le bénéfice des journalistes de défense qui sont les indispensables intermédiaires entre les armées et l'opinion publique. Et son secrétaire général à l’AJD est alors le correspondant défense de l’Humanité, Jean-Pierre Ravery, officier de réserve parachutiste, avec lequel il forme un tandem de choc pour défende les correspondants du secteur et une association reconnue par les ministres successifs.
Lorsque François Mitterrand est élu en 1981, se souvient Ravery, à la différence de son ami Alexandre de Marenches et de plusieurs hauts responsables militaires, Darcourt ne se retranche pas dans une opposition hostile mais va jouer la carte de la coopération, ce qui non seulement valorisera le rôle de l'AJD mais lui permettra de nouer de véritables relations de confiance avec le ministre qui le reçoit fréquemment en tête à tête, comme il le fait avec le rubricard défense du Monde Jacques Isnard. Charles Hernu interviendra pour que Darcourt puisse retrouver sa médaille de chevalier de la Légion d'Honneur, qu'il lui remettra à l'Hôtel de Brienne lors d'une cérémonie avec quelques amis. Et lorsque le ministre sera contraint à la démission par l'affaire Greenpeace, le correspondant du Figaro n'aura pas d'hésitation pour lancer un sonore « vive Hernu » dans la cour de l'Hôtel de Brienne le jour où celui-ci cède la place à Paul Quilès.
Toujours guidé par l'intérêt des armées mais aussi les droits des journalistes qu'il défend avec ténacité et autorité, Pierre Darcourt obtient du nouveau ministre qu'un petit groupe de journalistes puisse se rendre en septembre 1985 sur l'atoll de Mururoa pour y précéder la flottille annoncée de Greenpeace, et assister ensuite à un tir souterrain d'expérimentation nucléaire. (Ci-dessous à gauche, avec Gavin Bell Reuters, une officier de presse, Jacques Isnard et Michel Guérin ACP)
Et preuve de la confiance entretenue comme président de l'AJD avec les ministres de toutes tendances, c'est encore un ministre socialiste, Pierre Joxe, qui lui permettra de voir sa carrière militaire et journalistique couronnée par une promotion comme officier de la Légion d'Honneur, une médaille qui lui sera remise par le général d'armée Jean-Claude Coulon, ancien commandant de la Légion Etrangère avec laquelle Darcourt est resté très lié.
Il quitte Le Figaro en 1998 où il termine sa carrière comme rédacteur en chef tout en étant resté jusqu’au bout grand reporter. Il continue à écrire de nombreux articles sur l’Indochine. En 1994 il publie un roman presque autobiographique, « Le roi des bergers » (Plon), l’histoire d’un enfant revenu d’Indochine où il est né à Sullelu, le village de la montagne corse où il découvre son grand-père, chef de clan et des bergers. Le jeune héros, Doumé, est sans doute Darcourt lui-même, qui ne trahissait son origine corse que par son tempérament entier et son attachement à son village où il se rendait chaque été. En 1997 il publie « La mort dans les yeux » (Plon). L’histoire d’un jeune Français, évadé d'Indochine où ses parents sont captifs, qui s'engage en 1943 dans l'armée des Indes et découvre la terrible loi des commandos – avec là aussi des éléments autobiographiques.
Historien militaire, Pierre Darcourt a reçu le Prix Raymond Poincaré pour « L’Armée d’Afrique », 1972, le Prix de l’Asie pour « Vietnam, qu’as-tu fait de tes fils ». Membre du jury du Prix Littéraire de l’Armée de Terre Erwan Bergot » il reçoit lui-même en 2012 ce prix Erwan Bergot pour son dernier ouvrage « L’honneur et le sang, les guerriers sacrifiés » (Editions Nimrod). Il y rend hommage aux soldats français qui, dans la débâcle de 1940, ont sauvé l’honneur des armées en combattant malgré tout – et relate en particulier la dernière victoire navale française, lorsque quelques unités parties du Viêt-Nam coulent la flotte thaïlandaise alliée aux Japonais. Ce prix lui a été remis par le chef d’état-major de l’armée de terre le général Bertrand Ract-Madoux et constitue aussi une reconnaissance des armées pour l’œuvre de Darcourt et son travail inlassable de mémoire. A cette occasion il a remis le montant du prix qu’il avait reçu (6.000 euros) au général Bernard Thorette, Président de l'association Terre-Fraternité.
En recevant le prix Erwan Bergot, sa dernière intervention publique, Pierre Darcourt a livré son testament de journaliste : « ...lorsque j'ai touché ma première carte de presse, à l'époque, j'étais pauvre. Et pourtant, avec ce petit carton barré de tricolore, je suis allé au bout de la terre, en m'accrochant à l'un des plus beaux textes du monde : la charte des journalistes. La dignité, la parole, l'intransigeance de l'esprit et de l'écriture. Un métier superbe et fort. Cinquante ans de route. De coups à prendre, d'émotions à partager. La route, c'est le risque et l'aventure. Avec l'obsession d'arriver le premier là où personne ne va jamais. La route, c'est un chemin de lumière, le dernier rendez-vous des princes. Quelques représentants de cette noblesse rarement affichée sont venus partager ce moment avec moi. Mon grand-père, un vieux chef de bergers corses, avait une devise gravée sur son couteau : Omu Liberu. Homme libre. Toute ma vie, je n'ai pas porté d'autre talisman que ces deux mots. »
Très beau "Papier", d'autant plus émouvant que j'ai moi-même un temps côtoyé Pierre, "sur la Route", et dans les coursives du "Porte-Avions" Le Figaro, de 1984 à 1992. Lors du retrait des Forces Françaises de Beyrouth, en avril 1984, il m'avait instruit sur les méandres du "millefeuille" libanais. J'avais titré mon reportage pour le FIGMAG, "La France lâche le Liban, démission accomplie". En 1986, si ma mémoire est bonne, Pierre nous avait emmené avec quelques confrères de l'AJD en Corée du Sud, pour une virée homérique ! En 1992, Il m'avait fait l'amical reproche d'avoir trop tôt quitté "la Route", pour mener à bien des projets personnels dans le secteur privé. Mon mentor en journalisme avait raison. Nous sommes toujours restés en contact, et ces dernières années, je m'honorais de compter au petit nombre de ses amis proches. A présent que mon "devoir d'Etat" est achevé, je reprends mes figures libres au service d'une certaine conception de la France éternelle que nous partagions. Pierre, Sempre Vivu.
Rédigé par : Pierre-Dominique Cochard | 04 décembre 2017 à 18:28
Beau texte Pierre, sur un très grand journaliste que j'ai eu la chance de rencontrer au début de ma carrière au Gifas lorsqu'il était au Figaro. Forte personnalité !
Sur ta photo en N&B avec le grand Jacques, c'est Michel Guérin de l'ACP (et non pas Patrick..)Amitiés
Rédigé par : Patrick Guérin | 28 décembre 2017 à 17:26