Ancien photographe de studio puis de news, Sven Creutzmann a changé de carrière il y a trente ans, à la faveur d’un reportage dans les Caraïbes : sa découverte de Cuba a été une telle révélation qu’il y est revenu une fois, puis plusieurs, jusqu’à s’y installer définitivement et à devenir un témoin privilégié de l’actualité mais aussi de la société cubaine dans sa réalité profonde.
Après un début dans la photo de mode et de publicité, le photographe allemand en a eu assez des boîtiers grand format et des photos sur commande en studio. Il est devenu photographe de news chez Reuters avec des réflex Canon et un Leica, beaucoup plus maniables, et a vécu une époque fabuleuse avec Steve Crisp, alors directeur de la photo chez Reuters.
C’est avec une équipe de seize photoreporters de Reuters qu’il a ainsi couvert la chute du mur de Berlin en 1989, une expérience unique pour un photographe allemand. “A l’époque, se souvient-il, Reuters ne se contentait pas de jouer à la concurrence sur les mêmes prises de vue comme AP et DPA, on était encouragés à faire preuve de créativité, peu importe si on n’avait pas les mêmes photos”. Il a aussi eu une belle expérience comme photographe de pool aux Jeux Olympiques de 1992 Barcelone.
Mais une expérience va lui faire quitter ce métier de photoreporter. En 1988, avec un collègue photographe de studio, il consacre ses vacances à faire une série de reportages dans les Antilles, la dernière étape étant Cuba. Par chance pour lui, c’était l’époque où Cuba tentait de s’ouvrir au tourisme européen. Après un premier voyage où il consacre un reportage à la joint-venture italo-cubaine qui restaurait et exportait vers l’Europe les vieilles berlines américaines, il demande à l’office de tourisme cubain de l’aider à organiser deux semaines de reportage à travers l’île : lui et son collègue seront invités trois semaines tous frais payés, avec voiture, chauffeur et interprète.
Son passé de photographe de mode lui sert à composer des photos avec une mise en scène soignée. Et son passé de photoreporter devant transmettre par Belino lui a également enseigné le choix de la meilleure photo, la “one best” pour limiter la durée de transmission. “J’ai pu demander ce que je voulais, de sortir des voitures américaines qui ne roulaient pas faute d’essence, de les faire aligner devant le Capitole, de faire rouler une Chevrolet rutilante encadrée par des motards de la police sur un Malecon fermé à la circulation, on m’a fourni des mannequins et des figurants pour composer des photos”.
Ses reportages, avec des photos oniriques présentant une image très idéalisée de l’île, ont beaucoup de succès en Europe et les Cubains en redemandent. Il revient donc régulièrement sur l’île, jusqu’à s’y installer définitivement en 1993. Il continue à photographier des mannequins dans des décors travaillés, mais aussi les Cubains dans le décor naturel de la vieille ville, de la campagne luxuriante et des montagnes, de Vignales jusqu’à la Sierra Maestra.
Et c’est par les mannequins qu’il rencontre les photographes les plus célèbres, dont Alberto Korda. “Ma première fiancée était un mannequin, un jour je vais la chercher chez le photographe chez qui elle travaillait, en m’ouvrant il m’attrape par le bras et me fait entrer en me disant : viens, je vais te montrer la photo la plus célèbre du monde”. C’est la photo devenue icône mondiale de Che Guevara prise dans la rue en septembre 1960, au carrefour de la 23 et de la 12 à Vedado, près du cimetière Colon, alors que ce dernier attendait, avec Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, le cortège des victimes belges et françaises du bateau La Coubre coulé dans la baie de La Havane, un bateau français amenant une cargaison d’armes de Belgique et que les services américains auraient fait exploser.
Sa proximité avec Korda, et le fait de se faire accréditer comme reporter par les autorités vont lui faire rencontrer les dirigeants cubains, dont il suivra les activités avec quelques photos étonnantes. Se faisant progressivement accepter par les services de sécurité, il aura de nombreuses occasions d’approcher le Lider Maximo. L’une de ses photos montre Fidel en costume et cravate, ce qui était exceptionnel car il ne s’habillait jamais en civil, recevant officiellement le pape Jean-Paul II. Fidel parle au pape en brandissant son index, Sven ne sait pas ce qu’il lui disait mais il remarque que le leader cubain est légèrement tourné vers l’extérieur, vers les photographes, comme s’il voulait être pris dans cette position. En face, le pape sans doute fatigué est appuyé sur le dossier du fauteuil mais lance un regard très déterminé.
C’est à Sven Creutzman qu’on doit aussi une des dernières photos de Fidel Castro arrivant dans un centre de soins où il se trouvait par hasard avec son fils mais toujours avec un appareil à la main, avec un 24 mm. Cette fois c’est Fidel, dont on voit qu’il est affaibli, qui darde un regard perçant sur le photographe et peut-être, au-delà de lui, vers ceux qui verront sa photo et s’interrogeront sur sa santé.
Une autre photo étonnante, prise au Leica, est celle du machetero Lopez Machado, 94 ans dont 80 ans à couper la canne à sucre. Une photo dont un agrandissement géant orne le café qu’il a ouvert il y a trois ans. Un “Belview Art café” dans le Vedado, au carrefour de la 19 et de la 6, où on peut prendre un café ou un sandwich, regarder les photos, ou même lire les journaux dans une salle de lecture. “Avant je publiais mes photos dans les magazines, mais j’exposais peu car on est toujours lié par le choix des conservateurs et la démarche marchande des galeries. J’ai eu envie d’offrir un endroit convivial où on puisse prendre son temps et son café”. Un endroit discret et très paisible, dans un très beau décor, où on peut aussi acheter des tirages à un prix dérisoire, car sa démarche n’est pas commerciale. Un endroit à conseiller aux passionnés de photo mais aussi à ceux qui veulent s’immerger dans une histoire illustrée de Cuba depuis trente ans.
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