La lettre d’informations stratégiques TTU a cessé de paraître, après 25 ans d’une publication hebdomadaire et diversifiée, une longue aventure qui a vu défiler nombre de journalistes spécialisés dans la défense et qui a pris le risque d’inventer et d’innover dans un secteur autrefois discret, voire secret. Et si aujourd’hui les lettres, sites, blogs sur la défense sont innombrables, TTU peut revendiquer d’avoir été l’initiateur de ce nécessaire effort d’ouverture des problématiques de défense au public.
L’aventure a commencé en 1993. Guy Perrimond était alors conseiller communication du ministre de la défense Pierre Joxe et j’étais son adjoint. Avec l’alternance de mars 1993 nous nous sommes retrouvés disponibles et je n’avais pas de ticket retour pour l’Agence France Presse, dont j’avais démissionné après un an de congé sabbatique pour poursuivre mon expérience de cabinet.
Guy avait alors une petite société de conseil en communication, aujourd’hui on dirait de consulting, CERTES, qui publiait non seulement le journal de la Mutuelle de la Police, avec Brigitte Glass, mais surtout une lettre hebdomadaire d’informations politiques à destination principalement du monde parlementaire. Un monde que Guy connaissait parfaitement, ayant été pendant des années proche de Pierre Joxe après l’avoir été de Gaston Defferre, en bon Marseillais d’origine, et connaisseur de toute l’histoire de la SFIO et du PS. La lettre « le Pli » était du reste devenue un incontournable, diversement appréciée mais en tous cas lue par les élus de toute tendance. Les deux journalistes responsables de cette lettre étaient Jean-Claude Meschin et Jacques Massey, aidés par de nombreux pigistes et informateurs.
L’idée que nous avons eue alors avec Guy était de lancer une deuxième lettre, destinées au monde de la défense et de la stratégie au sens large : militaires, élus, industriels, universitaires. J’avais proposé pour ce 2e « Pli » de l’appeler « Le Pli du pantalon » en hommage à la rigueur militaire mais nous avons finalement retenu « TTU », pour « très très urgent », la mention que le directeur de cabinet de Pierre Joxe, François Nicoullaud, mettait au crayon rouge sur les notes importantes.
Le démarrage fut difficile : le cabinet du nouveau ministre, François Léotard, très mécontent de voir l’équipe sortante publier une lettre, nous accusa d’avoir emporté avec nous toutes les informations confidentielles que nous commencions à publier et qui pourtant nous arrivaient de partout, et donna comme consigne : « lisez TTU mais ne vous abonnez pas », avec la conviction que nous allions disparaître une fois épuisés nos dossiers. Deux ans se passèrent et nous étions toujours là, preuve évidente que ce n’étaient pas nos prétendus dossiers qui avaient alimenté TTU. Et avec le changement de ministre, l’arrivée de Michèle Alliot-Marie et de son équipe permit un retour à la normale et le fait d’être considérés comme un media respectable.
Les bureaux de CERTES au 25 rue du Louvre étaient devenus le rendez-vous nocturne de beaucoup d’amis qui avaient compris la logique de TTU : non pas révéler des secrets mais faire un éclairage sur l’actualité de la défense, qu’elle soit immédiate ou à long terme, avec du recul sur l’événement et une ambition de nourrir la réflexion prospective. Outre les visites de Pierre Joxe lui-même et d’élus, PDG, chercheurs et ambassadeurs de passage à Paris, nous avions régulièrement des réunions de brainstorming avec quelques spécialistes motivés et pas forcément de gauche, y compris des militaires dont nous respections la discrétion.
Et si la dernière page de TTU, celle des brèves, était souvent la plus lue par les lecteurs en quête de « gossip » des nominations et promotions, ce n’était pas pour nous la plus importante et nous avons progressivement développé, après les deux pages de stratégie et défense militaire, deux pages sur les problématiques de l’industrie de défense avec un œil indépendant et même critique. Nous avions inventé une rubrique d’essais, sur le modèle des essais de voiture des revues automobiles, et je me souviens du mécontentement chez GIAT lorsque j’avais publié un « essai » du char Leclerc où le tireur se plaignait du fait que son viseur était certes stabilisé mais son strapontin ne l’était pas ce qui lui donnait le mal de mer…
Preuve en tous cas que, contrairement aux accusations de certains, nous n’étions pas l’instrument du lobby militaro-industriel, mais un media indépendant. Tellement indépendant que quelques années plus tard j’ai reçu une lettre de douze feuillets de Pierre Chiquet, alors PDG de GIAT, mécontent d’informations que nous avions publiées à son sujet. Il a fallu également quelques années pour qu’un grand groupe aéronautique français accepte de considérer TTU comme un média fréquentable, après l’avoir ostracisé. Et cela ne nous a pas empêchés de publier toute cette activité industrielle, les productions, les regroupements, les fusions, les succès à l’exportation, sans animosité et en parfaite et sereine objectivité, contribuant à développer le rayonnement d’une lettre hebdomadaire désormais installée.
Mais un obstacle nous empêchait d’arriver à la masser critique des 300 abonnés, celui du « photocopillage ». A l’époque, on diffusait par fax, ce qui était très long pour Maria, la responsable de l’envoi, mais nous savions qu’à l’arrivée chez le client, les quatre pages, puis six, puis huit à mesure que la lettre se densifiait, étaient aussitôt re-faxées chez d’innombrables autres destinataires – et la mention légale de la reproduction interdite ne servait évidemment à rien.
Une première solution fut trouvée, qui ne résolut que partiellement le problème : négocier des abonnements groupés pour que certaines institutions et certains groupes industriels soient autorisés à reproduire leur exemplaire un nombre « x » de fois en interne, ce qui en plus facilitait le travail de diffusion. C’était évidemment avant la diffusion Internet qui bouleversa le paysage des lettres d’information non seulement sur le plan de la diffusion et de la reproduction, mais sur celui de la concurrence avec les sites et blogs, j’y reviendrai.
En attendant, la solution vint d’un groupe que j’ai déjà cité, GIAT : le directeur commercial, responsable pour le Moyen-Orient, Philippe Léthier, avait trouvé génial le fait de publier des rédactionnels sur les matériels et avait demandé à Guy Perrimond qu’on publie une version arabe de TTU à destination de ses clients du Golfe. Ainsi naquit TTU Monde Arabe dont le responsable, Rashid Saeed, un ancien diplomate soudanais, a assuré la publication sans discontinuer pendant 25 ans, créant un réseau d’informateurs exceptionnel et dont l’objectivité reconnue tenait au fait qu’il ne s’est jamais laissé influencer par aucun service, ce qui dans le monde arabe est remarquable.
Preuve que cette lettre en arabe était lue, nous avons reçu un jour un fax signé de la main du ministre syrien de la défense, le général Moustapha Tlass, nous indiquant qu’il n’était pas général de brigade comme nous l’avions écrit dans la version arabe mais général d’armée aérienne. Un message que Rashid interpréta comme : « attention à vous, nous vous lisons de près »...
Le développement de TTU Monde Arabe, au-delà de son contenu industriel, intéressa très vite les chancelleries du monde arabe, où les lettres confidentielles étaient inconnues, et nous reçûmes la visite des attachés défense à Paris de deux pays du Maghreb qui nous demandaient si nous pouvions leur fournir « une traduction en français des informations de la version arabe », preuve évidente du contenu original de cette deuxième lettre. Et apparut ainsi le troisième bulletin, « TTU Monde Arabe en français ». Il sera suivi plus tard d’une quatrième lettre, TTU International en anglais, qui devint aussi essentiel que les autres. Y participait notamment Murielle Laird dont le mari, Robbin Laird, avait appelé Guy en pleurant le 11 septembre 2001 car il avait perdu plusieurs amis dans l’attentat Pentagone.
La petite aventure artisanale du début était devenue une véritable rédaction, où m’ont succédé à partir de 1997 de talentueux rédacteurs en chef et où sont passés d’innombrables stagiaires, journalistes confirmés, bénévoles ou militants, tous avec le même enthousiasme pour les problématiques de défense. Sans citer tout le monde je dois rendre hommage à Charles Maisonneuve, Arnaud Kalika, Guilhem Monsonis, Guillaume Belan, Luc Viellard, Théophile Monnier, Jean-Marc Tanguy et nos innombrables correspondants dont Roger Faligot et Jean-Pierre Husson, ainsi que Habib Hobeika aux côtés de Rashid, et tous ceux que je n’ai as connus personnellement.
Et simultanément la petite équipe des rédacteurs de TTU était acceptée par les autres médias, méfiants au début, et participait aux voyages de presse militaires et industriels, comme l’embarquement sur le PACDG entre Abu Dhabi et Goa ou le voyage de presse inaugural dans tous les établissements de MBDA, se souvient encore Charles parmi de nombreux autres reportages. Mais TTU restait une lettre confidentielle avec des informations exclusives, citées par la presse, ce qui lui valait des aigreurs avec un certain nombre d’interlocuteurs institutionnels. Lors de la crise en Côte d’Ivoire, la correspondante de Reuters avait demandé et obtenu du conseiller communication de l’EMA, très mécontent, qu’il confirme l’info de TTU selon lesquelles des ordinateurs de la force française étaient tombés aux mains des hommes de Gbagbo… Et parmi d’innombrables autres scoops surprenants, celui sur « le Bradley trahi par ses Tow » lors de la guerre en Irak.
Bien sûr la diffusion de TTU restait limitée du fait de son prix : une lettre confidentielle de ce type n’est pas destinée au grand public et son caractère exclusif lié au tirage confidentiel justifiait un tarif élevé, mais son rayonnement dans le monde militaire, grâce au « photocopillage », est vite devenu considérable. J’ai le souvenir ému d’un officier de marine venu nous rendre visite pour demander des exemplaires de TTU car il partait en plongée de longue durée et préparait l’École de Guerre, et il voulait se faire une culture stratégique et industrielle avec des numéros de TTU : il est reparti avec une année entière de la lettre et je suis certain que cela l’a aidé à réussir son concours !
Mais la problématique des relations avec l’institution militaire évolue au fil non pas des chefs militaires mais des cabinets ministériels, donc avec des hauts et des bas dans les abonnements, et la même chose s’observe du côté des groupes industriels : étant passé « de l’autre côté » lorsque j’ai rejoint le groupe Aerospatiale-Matra, je ne sais que trop ce que signifie pour les médias la baisse des budgets de presse et de publicité imposée aux directions de la communication, et je plaide coupable pour avoir été contraint de réduire les moyens à TTU comme à tous les autres médias dont Air & Cosmos dans le même secteur.
Dans son dernier éditorial, diffusé ce 21 novembre, Guy Perrimond décrit l’effet dévastateur de ces économies et de l’austérité imposée par les institutions et les groupes industriels, austérité assortie d’une tricherie organisée par tous et à tous les niveaux sur le nombre réel d’exemplaires diffusés en interne. Il est trop tard désormais pour regretter la disparition d’un titre pourtant essentiel à l’information mais tout autant à la réflexion sur les aspects politiques, économiques, sociaux et militaires de la défense. L’exemple que cite Guy des deux derniers abonnés payants de TTU Monde Arabe est très révélateur, en contraste avec la circulation réelle de ce média.
Un autre problème a pris des proportions considérables dans le paysage de la presse, celui du foisonnement des médias Internet évoqué plus haut. Sont apparus en effet nombre de e-publications, sites ou blogs, qui ont concurrencé non seulement les médias traditionnels, agences de presse et journaux, mais plus encore les lettres d’information confidentielles. Non pas tant par la rapidité de la diffusion, mais par le fait que nombre de ces e-medias ne perdent pas de temps à vérifier ce qu’ils publient, alors que la crédibilité d’une newsletter repose sur sa vérification des informations, même si les sources restent confidentielles.
TTU a-t-il tardé à développer la version Internet ? Guillaume Belan, qui a passé dix ans à TTU entre septembre 2001 et septembre 2011, a lancé une version « TTU Online » avec la complicité de Clément Menascé, l’administrateur de CERTES. Avec le succès de la formule, les lecteurs du site internet augmentèrent de semaine en semaine. Je reste persuadé de sa pertinence, quand je vois comment des signatures du « print » jonglent avec leurs blogs et les éditions Internet, comme Jean-Dominique Merchet avec son blog « Secret Défense » et les renvois aux articles de « L’Opinion » sur Twitter.
Quel est l’héritage de TTU aujourd’hui ? D’abord un média qui garde globalement une place incontournable et, en particulier, qui pourrait réapparaître sous une autre forme, à défaut de reparaître, c’est la version TTU Monde Arabe, un peu le pendant Moyen-Orient des lettres « Maghreb Confidentiel » et « La Lettre du Continent » du groupe Indigo. Sa crédibilité et son réseau ont suscité des propositions dans le passé, preuve d’un intérêt réel de cette version.
Ensuite un esprit, et je rends ici hommage à l’inspiration et à la ténacité de Guy Perrimond, celui d’une communauté pluridisciplinaire et réellement multiculturelle liée par un même intérêt pour la chose militaire et les problématiques de sécurité et de défense au sens large. A preuve, tous ceux qui sont passés par TTU continuent à se voir et entretiennent cet esprit de curiosité critique mais dépourvu de tout a priori, avec la fierté d’avoir appartenu à un titre de presse spécialisée de défense et de stratégie réellement indépendant, ce qui est rare dans le paysage de la presse française aujourd’hui.
La conclusion, je la laisse à Guy Perrimond qui, dans son dernier édito, écrit : « le panorama de la Défense – qu'il s'agisse des armées, de l'industrie en France et à l'international – a profondément changé. Nous sommes fiers d'y avoir pris notre part. Ceux qui ont de la mémoire et qui nous ont fait confiance le savent. Que les autres – et ils sont rares – se taisent. J'espère qu'un jour, une autre initiative permettra à une lettre, à un site, de poursuivre notre chemin. Pour être dans le politiquement correct, disons qu'elle aura trouvé le modèle économique pertinent ».
Lire l'édito complet de Guy Perrimond sur le site ; https://www.ttu.fr/