Influences modernistes et précolombiennes se mélangent pour créer l’abstraction géométrique latino-américaine, c’est ce qu’illustre l’exposition « Géométries Sud, du Mexique à la Terre de Feu » présentée à Paris par la Fondation Cartier pour l’art contemporain, qui se termine le 24 février prochain. Cette exposition rassemble près de 250 œuvres de plus de 70 artistes, de la période précolombienne jusqu’aux productions les plus contemporaines pour créer, nous explique-t-on, des “dialogues inattendus”. Et c’est vrai que cet effort pour “tisser des liens visuels entre les époques, les territoires et les culture” est parfois déconcertant et ressemble à un jeu des ressemblances plus qu’à de véritables convergences.
Le plus spectaculaire est, dès l’entrée, la découverte d’un grand hall transformé par l’architecte bolivien Freddy Mamani en une “salle des fêtes” telle qu’elle existe dans l’architecture de sa ville d’el Alto, en style baptisé “néo-andin” car s’inspirant de la culture aymara. Formes géométriques, couleurs vives, on est plongé dans une ambiance effectivement festive et l’architecte lui-même explique, sur grand écran, l’inspiration et la technique qui empruntent à l’héritage pré-colombien. C’est incontestablement lui qui donne la tonalité à l’exposition, puisqu’on retrouve ses motifs multicolores sur la façade de la Fondation mais aussi sur le mobilier urbain alentour. De l’autre côté du rez-de chaussée, une structure de briques et de béton des Paraguayens Solano Benitez et Gloria Cabral prouve sa légèreté en laissant passer la lumière extérieure jusqu’aux sculptures métalliques filiformes de la Vénézuélienne d’origine allemande Gertrud Luise Goldschmidt, dite Gego.
L’expo se continue en sous-sol, où la semi-obscurité permet des jeux de lumière avec des projecteurs dirigés mettent en relief les objets, les photos et les toiles.
De l’Uruguayen Gonzalo Fonseca, Cubo et Libro sont des sculptures (1975) qui rappellent les monuments anciens et les sites archéologiques en travaillant la roche calcaire et le marbre rose. A l’opposé de la pierre, la structure aérienne en coton coloré de la Colombienne Olga de Amaral sculpte l’espace en jouant avec la lumière pour créer des plans successifs qui découpent l’espace par des motifs géométriques en trois dimensions.
Porteurs des traditions des indiens Guaranis établis au Paraguay, les masques Aguero-Guero, en bois sculpté et peint des années 1990/2000 reprennent les motifs géométriques des peintures faciales et évoquent l’esprit des ancêtres.
Du missionnaire polonais Martin Gusinde, une série de photographies illustrent sa rencontre avec le peuple Selk’nam (Chili/Argentine 1923), rares tirages piézographiques aux pigments de charbon, et révèlent les peintures des rites d’initiation dont les motifs se perpétuent aujourd’hui dans d’autres forme d’expression. Et les tentures transparentes d’Olga de Amaral contribuent à cette évocation de rites de magie.
Un bel exemple de survivance de ces motifs géométriques se trouve dans les sacs des Ayoreos, réalisés aujourd’hui par Ercilia Picanere au Paraguay, tissés avec des fibres végétales ou de la laine de mouton.
Luiz Zerbini, Brésil 2018, “Coisas do mundo”, qui s’inspire lui aussi des motifs géométriques traditionnels, fait partie du groupe Génération qui a rejeté l’art conceptuel des années 1970 pour revenir au figuratif et à l’inspiration indienne et amazonienne, comme dans ce coin de forêt luxuriant.
Egalement typiques de l’art amazonien, ces six bâtons de commandement avec une sculpture en forme de serpent sont décorés de motifs géométriques par les indiens Mbyà-Guarani du Paraguay, réalisés en fibres végétales tressées sur bois.
Rappelant exactement les peintures initiatiques photographiées dans certaines tribus indiennes, les dessins de l’indienne Ishir (Paraguay) Flores Balbuena (alias Ogwa), en feutre sur papier, continuent à transmettre cet héritage d’art corporel.
Parmi les pièces les plus émouvantes de cette exposition figurent les photos et croquis de Guido Boggianio, extraits de son journal 1887-1901. Le peintre et ethnologue italien rapporte une série de portraits réalisés à la chambre photographique complétés par des dessins et des notes précises sur les motifs géométriques qui ornent les peintures faciales des femmes Kadiwéu (Mato Grosso) , mais également leurs dessins et leurs poteries.
Trente ans plus tard, en 1935-36, Claude Lévi-Strauss s’intéresse à son tour aux femmes Kadiwéu au visage peint, dont ce tirage sur papier baryté qui, avec beaucoup d’autres photos, illustrera “Tristes Tropiques” publié en 1955. A droite, un masque de cérémonie en terre cuite de Calima, Colombie, c. 400 av. JC, dont le seul lien avec le reste semble être justement les motifs géométriques dont il est orné...
Encore de Guido Boggiani, ces femmes Kadiwéu et Chamococo, 1887-1901, éditées comme cartes postales pour leur qualité esthétique autant que documentaire.
Et de Boggiano enfin cette photo géante qui illustre la façade de la Fondation, pour ne pas la rater, sur le boulevard Raspail, de même que ces transformateurs électriques repeints aux couleurs boliviennes de Freddy Mamani. Comme souvent à la Fondation Cartier, cette exposition est surtout esthétique et n’a pas de prétention ethnographique ou anthropologique, ce n’est pas ici le Musée des Arts Premiers, le musée du Quai Branly. Mais pour le plaisir de l’œil, c’est une visite dépaysante à ne pas manquer.
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