Le « grand débat national » lancé par la majorité est devenu le sujet dont tout le monde parle, mais si beaucoup de Français veulent débattre, le cadre proposé révèle parfois un certain malaise, à preuve le nombre de débats parallèles organisés en marge de celui-ci, entre le “vrai débat” des Gilets jaunes, celui que le PS lance en interne, et sans doute d’autres dont je n’ai pas été informé - mais je continue à recevoir de nombreuses sollicitations de partis, mouvements, individus qui tous veulent enfin débattre.
Ayant accepté l’une de ces invitations, une amie ayant pris l’initiative d’en organiser un dans le bistrot à côté de chez elle, j’ai voulu tenter l’expérience, pour sortir du cadre virtuel et individuel de la participation en ligne car chacun peut librement participer au questionnaire sur granddebat.fr et envoyer ses commentaires et suggestions, mais ça limite alors le débat à un « entre soi » forcément consensuel.
Une réunion ouverte, annoncée par mails aux amis mais aussi par affichette sur le bistrot : nous nous sommes retrouvés seize ce qui n'était finalement ni trop ni trop peu pour permettre que chacun s’exprime, et l’expression a été redoutablement animée. Réunion ouverte à tous, donc toutes les sensibilités politiques étaient les bienvenues, même si dans le tour de table chacun restait d’abord sur une prudente réserve, chacun ignorant ce que votait le voisin et s’en préoccupant du reste assez peu.
Compte tenu de l’endroit, dans le seizième sud, la composition sociologique était assez homogène mais on peut dire que l’ensemble des partis traditionnels devaient être présents, à la tonalité des interventions. Il y avait même un jeune, visiblement en mal de provocation, qui en était à son dixième débat public pour porter son message, et qui s’est déclaré « de droite, de la Manif pour tous ». Preuve en tous cas que ce « grand débat » n’est pas limité aux adeptes du macronisme, même si la sérénité des échanges en a été parfois perturbée, notamment sur l’immigration.
Première constatation, si tout le monde était au courant de ce « grand débat », bien peu avaient eu la curiosité de s’informer sur le site et découvraient le questionnaire, dont l’animatrice avait décidé de se limiter à la 3e thématique sur « démocratie et citoyenneté ». A la question, pourquoi ce thème plutôt qu’un des trois autres, la réponse a été acceptée comme logique : d’abord parce que ce thème était plus important et sans doute moins technique que les autres, ensuite parce qu’il comportait 34 questions et qu’une seule réunion permettait à peine de les aborder. D’autres réunions, m’a-t-on dit, se sont terminées en pugilat sur le thème de la fiscalité, autant valait se concentrer sereinement sur d’autres thèmes et essayer de trouver des propositions originales.
Première impression de malaise : les questions sont ouvertes mais reflètent des arrière-pensées sur les élus et en particulier les parlementaires : comment restaurer la confiance des citoyens pour les élus, que penser du non-cumul des mandats, faut-il réduire le nombre des parlementaires en indiquant le total des députés et sénateurs (925), ce qui d’emblée donne le sentiment qu’ils sont trop nombreux. Bien sûr le débat n’est pas un cours de droit constitutionnel, mais réduire la perception du parlement au nombre d’élus sans expliquer la fonction législative, le rôle spécifique des deux chambres, le lien avec les territoires, va évidemment dans le sens d’un souhait de voir réduire le nombre de ces élus.
Les idées échangées sont très saines, sur la transparence (revenus et patrimoine) de tous les élus, mais aussi sur le fait qu’ils doivent disposer de moyens de remplir leur mission, y compris de moyens pédagogiques et de communication, on ne tombe pas dans la démagogie. Si la plupart pensent qu’on peut cumuler un mandat national et un mandat local pour conserver un lien avec le territoire, certains estiment que le problème serait simplifié si on payait mieux les élus pour qu’ils évitent de « grappiller » des mandats.
Si le consensus se fait facilement sur le fait d’adopter une certaine dose de proportionnalité dans les élections pour mieux représenter les petits partis, mais on n’entrera pas dans le détail d’une discussion en réalité plus politique que technique, le débat devient plus vif sur les moyens d’inciter les citoyens à voter ; certains estiment qu’à l’ère du numérique on pourrait faciliter le vote électronique et pourquoi pas un vote par Internet. D’autres au contraire pensent qu’il faut sacraliser l’acte citoyen de voter en le rendant plus visible, mais l’idée d’une contrainte (vote obligatoire) est rejetée car non réaliste.
La question sur une « démocratie plus participative » permet de sortir de la critique des seuls élus : certains émettent l’idée d’une notation/évaluation des responsables politiques (comme pour les enseignants) pour que les citoyens puissent exprimer leur satisfaction ou mécontentement. D’autres répondent que c’est déjà fait à travers les sondages sur la cote de popularité de ces responsables.
Opinions très prudentes aussi sur la question du référendum, rejeté dans ce débat pour le niveau national, et très mitigé sur le référendum d’initiative partagée (avec les parlementaires). On peut remarquer que le concept même est déstabilisant pour le fonctionnement du parlement, des parlementaires minoritaires pouvant contourner la majorité en lançant de tels référendums sur les sujets qu’ils veulent faire passer malgré tout...
Une question elle aussi mal posée demande quel rôle le Sénat et le Conseil économique, social et environnemental doivent jouer pour mieux représenter les territoires et la société civile : englober ces deux institutions dans une même question sans s’interroger sur le rôle du Sénat et son évolution possible n’est pas satisfaisant, et les participants posent le vrai problème de l’articulation et de l’empilement des niveaux de représentation, communes, départements, régions.
Paradoxalement, la série de questions sur la laïcité et les valeurs de la République ne suscite pas de controverse, sauf chez le « représentant » de la Manif pour tous, et l’accord se fait sur le rappel de la devise de la République : Liberté, égalité, fraternité.
Le sujet de la compréhension mutuelle revient à propos des comportements civiques, avec la suggestion de développer la présence de « médiateurs » dès les petites classes dans l’enseignement pour apprendre à dé-conflictualiser les problèmes. De même est souhaitée une « charte de l’opposition » pour encadrer les comportements et éviter les dérapages. Autre suggestion consensuelle : aider les salariés à s’engager dans la vie publique par des aides de l’entreprise et les aider ensuite à retrouver leur travail après un mandat politique.
Même approche consensuelle sur les discriminations, avec en tête la différence des services publics entre zones rurales et urbaines ; les inégalités scolaires ; le non-respect de la parité hommes-femmes à tous les niveaux de la société.
En revanche le consensus explose sur la question migratoire, et révèle les préjugés de certains sur l’islam par une assimilation entre immigrés et musulmans en ignorant l’existence des Français musulmans. Si l’accord se fait sur l’absence d’une vraie politique de l’immigration en France, les points de vue divergent, et c’est un euphémisme, sur la manière d’aborder le problème. L’idée du parrainage (« mentoring ») est retenue comme intéressante car efficace dans d’autres pays, mais ne peut pas être une solution pour l’intégration de tous les immigrés. De même l’idée de développer prioritairement l’enseignement du français pour tous les immigrés, comme cela se fait dans d’autres pays européens.
C’est en tous cas un mérite de ce débat d’illustrer où se situent les lignes de clivage les plus profondes dans la société française aujourd’hui. Mais les participants à ce débat regrettent que dans cette thématique ne soient évoqués ni la culture, pourtant une priorité pour le ciment social, ni les médias, dont le rôle est parfois, comme dans la crise actuelle, d’accentuer les clivages. Et en partant, certains ont demandé si l’exercice allait être renouvelé, révélant cette envie d’échanger avec des gens qu’on ne connaît pas pour faire entendre son point de vue.
Au-delà du sentiment d’avoir passé un moment intéressant à confronter des opinions divergentes voire franchement contradictoires, l’exercice – forcément subjectif et local – m’a inspiré deux inquiétudes.
La première, c’est que La République en Marche (LREM) reste un mouvement et ne devient pas un parti, centré sur le soutien au président sans entrer dans un débat idéologique, par souci de rester « au milieu « , ou « en avant » et de ménager « en même temps » droite et gauche. Le général De Gaulle, qui avait bâti sa légitimité dans la France libre, a mis des décennies à faire que le RPF devienne un parti avec un corps de doctrine cohérent, mais la pratique observée à partir de 1958 et surtout de 1962 a été que ce parti, sous ses appellations successives, était essentiellement le parti de la majorité présidentielle – on en voit la conséquence dans l’effondrement des Républicains (LR), faute de chef et d’idéologie structurée.
La seconde, c’est qu’il existe un courant de pensée assez fort pour aller dans le sens de la mauvaise humeur des Français et détourner cette mauvaise humeur sur « les élus », et plus précisément sur un parlement pléthorique dont on met en doute l’utilité. Il est certain qu’avec l’évolution continue depuis 1962 vers un régiment présidentiel, y compris sous le mandat de François Mitterrand, l’exécutif a tendance à s’accaparer les prérogatives parlementaires, à savoir la fonction législative et le travail des commissions d’enquête, dévalorisant du même coup le travail des parlementaires. Est-il normal que les projets de loi d’origine ministérielle soient plus nombreux que les propositions de loi d’origine parlementaire ? La tendance à donner son nom à une loi est une tendance narcissique chez certains ministres, quand elle devient la règle.
Le défi de ce président, qui est assuré de la stabilité de son mandat et le prouve tous les jours, est peut-être de convaincre son entourage et de se convaincre lui-même que la France sera plus consensuelle si le débat public est organisé non de façon ponctuelle, par Internet ou dans les bistrots, mais de façon ouverte et permanente au sein du parlement dont c’est le rôle constitutionnel.
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