Etonnante carrière que celle du général Jacques-Abel Sauzey qui, après cinq ans comme combattant dans les tranchées de la première guerre mondiale (artilleur, dragon puis fantassin), rejoint le renseignement militaire et parcourt le monde troublé de l’entre-deux guerres en costume de journaliste-reporter mais souvent précédé de sa réputation de militaire : de 1914 à 1951, sa carrière militaire aura été d’ombre et de lumière avec une curiosité et une inventivité jamais prises en défaut.
A la différence de la plupart de ceux qui sont passés par le 2e Bureau de l’armée et les différents avatars du renseignement militaire, Sauzey navigue au grand jour et sa « légende » est souvent transparente : personne ne croit vraiment qu’il est un vrai journaliste, même s’il multiplie reportages, articles et conférences et se fait du reste « piger » pour ses contributions à « L’Illustration ».
Et s’il n’a pas écrit ses mémoires, certainement par modestie, on doit à son neveu d’avoir exhumé et mis en forme ses carnets de voyage, illustrés de dessins et de photographies, pour retracer les aventures de ce Tintin plus vrai que nature qui, mieux qu’un journaliste, arrive toujours à être présent là où il va se passer quelque chose.
Après avoir été officier de liaison à Coblence, Mayence et en Haute-Silésie (1920-21) et constaté les tiraillement entre alliés, il est envoyé à Constantinople (1922-23) où il assiste à la guerre gréco-turque et à l’émergence de la Turquie moderne sur les ruines de l’empire ottoman, puis il va de l’Egypte au Soudan et à l’Afrique de l’est (1924-25) espionner les positions britanniques, et s’échapper ensuite en traversant l’Afrique d’est en ouest.
En 1926 retour en Europe du nord où il arrive à Varsovie en plein coup d’État puis participe à créer des liens personnels forts entre militaires français et polonais. C’est au cours de ce séjour qu’il mène un raid au nord du cercle polaire. Après Tintin au Congo c’est Tintin chez les Soviets ou presque, puisqu’il remonte en traîneau la Laponie jusqu’à la frontière russe, escorté par un officier polonais, et revient avec des reportages aussi colorés et appréciés que ceux sur les chaleurs de l’Afrique. Partout où il va il rapporte un témoignage et des analyses assez exceptionnels pour une époque où les médias n’allaient pas partout et l’information restait parcellaire. Assez exceptionnels en tous cas pour susciter l’estime d’Albert Londres...
En particulier, Sauzey va se trouver au Japon, en Mandchourie et en Chine en 1931-32 à temps pour assister aux premières loges – et même en première ligne en assumant tous les risques – au déploiement de l’armée japonaise, à l’installation du Mandchoukouo et au délitement des forces chinoises dans une Chine déjà en proie à la guerre civile entre nationalistes et communistes. Cette partie à elle seule vaut de lire le livre, car ceux qui s’intéressent à l’Asie y trouveront une galerie de portraits unique des grands chefs militaires japonais et chinois, complétée par de rares photos en pose de ces différents chefs, qui savent bien qui il est.
C’est d’abord une prise de conscience du militarisme de la société japonaise et de sa volonté de puissance et d’expansion, avec parfois des propos incroyablement prémonitoires, notamment un de ses interlocuteurs japonais qui dès 1931 émet l’hypothèse d’un conflit du Japon avec les Etats-Unis et d’un blocage par bombardement du port de Pearl Harbour…
Rencontre avec le général Honjo (ci-dessus), qui commande le corps expéditionnaire japonais à Moukden, récit de la bataille de Kharbin où il va voir le général Tamon, vainqueur de cette bataille, puis proclamation du Mandchoukouo, il est partout.
C’est ensuite la découverte de l’autre camp, celui des chefs militaires chinois. Il rencontre le jeune maréchal (42 ans) Tchang Hsue Liang (à gauche), le maréchal Liou Hsiang (à drloite), et finalement le maréchal Tchang Kai Shek à Nankin : des rencontres privilégiées, où son œil incisif verra les failles des uns et des autres, certains se préparant à partir en exil, les divisions de la Chine et ses vulnérabilités, une peinture saisissante de l’Histoire en train de se faire et dont les acteurs sentent qu’elle leur échappe. Pour qui veut comprendre la Chine des dix années suivantes ces quelques pages sont précieuses.
Après tant de voyages le capitaine Sauzey revient en France pour servir à nouveau sous l’uniforme militaire, affecté au 11e Cuirassiers, il se permet de publier des textes de réflexion remarqués (la Guerre de vitesse) et de mettre au point des systèmes techniques et des dispositifs ingénieux, une créativité qui lui permettra d'accéder à l'Ecole de Guerre malgré les réticences de la hiérarchie...
Engagé sur le front en 1939, il participe au repli en zone libre, puis à la dispersion, au regroupement, à l’exfiltration et à la recréation de son régiment le 2e Dragons en Afrique du nord, dont il deviendra chef de corps en 1943 jusqu’à ce que ce régiment soit engagé sans lui sur le territoire français. Le livre effleure la question de pourquoi il n’a pas commandé son régiment au combat en suggérant sa fidélité Giraudiste, mais peut-être a-t-il aussi été jugé comme trop atypique par le commandement - il est vrai que sa très forte personnalité lui vaut des inimitiés, comme il en fera l’expérience avec les Britanniques dans l’Allemagne occupée d’après-guerre.
Nouveau séjour en Pologne (1949-50), cette fois il se heurte aux diplomates français qui l'empêcheront de partir comme attaché défense à Moscou. Il termine sa carrière en 1951 avec les étoiles de général de brigade, mais pour conserver un rôle éminent auprès de l’institution militaire, du ministère des armées et des alliés américains qui reconnaissent et réclament ses talents de visionnaire : spécialiste du renseignement, de l’action psychologique mais aussi inventeur génial, il aura mis au point une série d’outils et d’améliorations techniques dont le “char écrase-mines” qui pousse un rouleau pour déminer un terrain, et bien d’autres dispositifs à découvrir dans ce livre d’un étonnant foisonnement.
Comme le souligne le général Ract-Madoux dans sa préface, il y a grand profit à tirer de l’expérience du général Sauzey « qui a servi son pays par les armes, qui lui a consacré toute son intelligence et son imagination ».
“Des tranchées à la guerre d’ombre : le général Sauzey, un espion français ». Biographie établie d’après les écrits, les photos et les archives du général Sauzey par Philippe Sauzey. Préface du général d’armée Bertrand Ract-Madoux. Ginko éditeur, Paris 2018, 413 pages.
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