C’est une découverte surprenante, celle d’un arrondissement parisien qui, au lieu de subir des tags sauvages, a choisi de confier de vastes surfaces d’immeubles à des graphistes en toute liberté. Organisée par « Fresh Street Art Tour Paris » à la demande de l’association des villes de France (AVF), une visite urbaine a permis à un groupe de Sévriens de se glisser entre deux averses de la place d’Italie à la rue du Chevaleret en longeant le boulevard Vincent Auriol pour découvrir ce Street Art.
Cet itinéraire, choisi par la guide et spécialiste du Street Art Bénédicte Pilet, n’a pas été choisi au hasard : c’est l’axe choisi par le maire Jérôme Coumet pour décorer murs et façades de façon à ce que les passagers du métro aérien soient attirés et séduits par ce secteur de Paris insuffisamment touristique, tout en créant du lien entre ses habitants. Le boulevard et ses alentours sont ainsi devenus un musée à ciel ouvert. Jérôme Coumet, qui s’intéresse au Street Art depuis longtemps et en collectionne les traces, a eu l’idée de proposer aux artistes remarqués dans le graphisme urbain des surfaces très exposées et tout le matériel nécessaire pour exécuter une œuvre, y compris une nacelle pendant 15 jours. Un pari quand on sait qu’il est impossible de peindre les jours de pluie…
Les artistes ne sont pas payés mais leurs dessins préparatoires peuvent être exposés ensuite en galerie et vendus. Surtout, les œuvres réalisées en très grand format sur des murs de 30 mètres et plus leur donne une visibilité maximale et une plus grande notoriété. L’objectif est que les passagers du métro aérien aient envie de revenir découvrir les autres œuvres et que les touristes y soient attirés par les mentions dans les guides de voyage, qui commencent à apparaître. Lancé en 2011, le projet arrive sur sa fin avec 50 œuvres prévues dans l’ensemble du musée à ciel ouvert.
La visite commence rue Godefroy, où l’artiste « Zabou » a peint deux personnages en vol, des deux côtés d’une porte d’école, avec des avions en papier. L’artiste-femme a voulu signifier la fonction de ce mur d’école : ce sont deux enfants de taille gigantesque qui semblent voler, rappel du monde des enfants. Elle travaille dans les tons de gris, avec toujours une tache de couleur, ici bleue.
L’occasion pour Bénédicte Pilet de rappeler la genèse du Street Art et ses différentes expressions. Le Street-art est au départ un art vandale, une expression libertaire née à New York en parallèle avec les expressions musicales et de danse de l’art de la rue. L’art des graffiti est né dans les quartiers défavorisés du Bronx et de Harlem. Les gens avaient l’impression d’être invisibles, laissés pour compte, alors ils ont commencé à s’afficher sur les murs en s’inspirant des super-héros des cartoons américains. Et comme ces super-héros, des gens ordinaires qui se transforment en super-héros après avoir enfilé un collant spécial, prennent des noms différents quand ils se sont transformés, les artistes vont prendre un pseudo. Le pionnier est TAKI 183, son nom Taki rappelant ses origines grecques, et 183 parce qu’il habite dans la 183e avenue de New-York. Les graffiti se répandent alors rapidement, de façon sauvage, avec une dimension d’ego, pour dire « j’existe ».
Les graffeurs forment une « zoulou nation » avec des valeurs telles que le respect et l’unité. Lance Taylor, un DJ américain, fonde sous le nom d’Afrika Bambaataa une « école » avec D-jeeing, Break Dance et toutes les disciplines artistiques permettant d’exister, de s’exprimer et aussi de canaliser la violence. C’est le début de la culture hip-hop. Mais le maire de New-York qui n’aime pas que les habitants des quartiers défavorisés s’affichent ainsi sauvagement combat cette contre-culture : on repeint les tags, on recouvre les graffiti. Et pourtant, de grands talents émergent de cet art informel. Afrika part alors en Italie, puis en France. En France, la peinture urbaine sauvage est apparue dans les années soixante, particulièrement avec Mai 68, les slogans politiques se développant ensuite en fresques artistiques. L’arrivée des « grafeurs » américains et l’irruption de la culture hip-hop vont profondément influencer l’Europe et la France. Ainsi, Joey Starr et d’autres commencent leur carrière artistique par le tag pour s’imposer dans la société. Le tag est tracé d’un seul trait et il est utilisé pour les signatures, s’adressant aux autres tagueurs pour marquer son territoire puis pour signer des fresques. En fait, explique la guide, on commence par le lettrage puis on s’inspire des grands artistes pour passer au dessin en trois dimensions, c’est le graffiti.
Dans le Sreet Art, l’artiste travaille en-dehors de tout cadre institutionnel. C’est la différence avec les muralistes, qui peignent le plus souvent leurs grands fresques murales sur commande. Mais dans le Street Art du 13e arrondissement, comme il s’agit d’œuvres commanditées, on parle plutôt d’œuvres « institutionnalisées » même si l’artiste est libre de sa création.
Une limite cependant à la liberté de création, chaque projet est d’abord soumis à la mairie, qui la soumet aux habitants du quartier. Deux projets ont ainsi été refusés car ils ne plaisaient pas aux habitants de l’immeuble qui devait être peint. L’idée est que cet art doit parler à tout le monde, il est gratuit et accessible. Et le fait est que les riverains s’approprient les œuvres comme un identifiant de leur quartier, de leur groupe d’immeubles.
En descendant le boulevard Vincent Auriol, on peut voir trois panneaux peints par Matthieu, qui signe « Matt ». Il peint les personnages de la BD Charlie Brown en les détournant, et signe en bas du troisième ; « Bonjour Paris, merci de m’avoir permis de peindre dans cette magnifique ville. Matt ».
Juste en face, tout en haut de la façade aveugle d’un immeuble, un grafeur, peignant sans doute à l’envers à partir de la bordure du toit, avec une perche et des rouleaux, a peint une énorme signature : « MirVar85 », juste en face du métro aérien, à l’emplacement le plus visible. Les grafeurs savent repérer les endroits les plis visibles, et il arrive aux équipes du publicitaire J.C. Decaux d’aller installer du mobilier urbain avec affiches déroulantes là où les artistes ont peint : c’est là que les gens vont regarder (espace de visibilité).
Un détour place Pinel, encadrée par plusieurs fresques géantes dont la principale rend hommage à Philippe Pinel (1745-1826), célèbre médecin qui a permis aux « aliénés » (mot employé auparavant pour les malades psychiatriques) de recevoir des traitements plus humains. Rue Esquirel. l’artiste « BTOY », Andrea Michaelsson, a peint une femme aux cheveux en fleurs (2014) : c’était une danseuse nue du début du 20e siècle, Evelyn Nesbit, très célèbre aux États-Unis et muse de nombreux artistes. Elle était d’une grande beauté. Pour sa réalisation, l’artiste a utilisé la technique de la projection vidéo.
Un peu plus loin, l’artiste « D*Face » a peint une femme blonde qui enlace un homme à tête de mort, avec un style ressemblant à celui de Roy Lichtenstein. Tableau qui choque mais l’art est fait pour faire réagir, non pour être toujours beau. Certains habitants sont gênés par cette représentation peu optimiste.
Retour sur le boulevard Vincent Auriol. « BOM.K » a peint un enfant géant dominant Paris. Les graffeurs se considèrent comme de grands enfants et comme des géants parce qu’ils montent sur les toits. Le petit robot figurant sur la fresque porte les lettres « DMV », acronyme en anglais pour « les bombeurs fous » et nom du groupe de grafeurs auquel appartient BOM.K. Il n’y a pas d’école du graff alors on apprend par expérience et grâce aux autres artistes.
Le personnage a un rat sur l’épaule car à Paris, il y aurait trois rats par habitant. Sa main gauche dépasse du cadre du tableau : pour montrer que les grafeurs sortent de tout cadre. La technique de BOM.K est la bombe aérosol, même pour les détails, ce qui montre la dextérité de cet artiste connu dans le monde entier.
De l’autre côté du boulevard, au-dessus de l’allée Django Reinhardt, l’artiste « D*Face » , celui qui s’inspire de Roy Lichtenstein, a peint une très sensuelle femme . Elle a un rouge à lèvres rouge pétant, affirmant ainsi sa féminité. Bénédicte Pilet raconte que lors d’une de ses visites guidées, une riveraine est venue la voir pour lui dire que la femme peinte lui plaisait mais que, « quand même, chaque matin en ouvrant ses rideaux, elle avait l’impression que cette femme la regardait... ».
A l’opposé de ce visage féminin de D*face, un grand chat bleu domine le carrefour. C’est l’artiste « C215 », Christian Guémy qui habite au 215 de sa rue. Peignant au pochoir, il peint des chats bleus pour sa fille : comme il a dû se séparer de sa compagne et qu’il ne voit pas sa fille tous les jours, il a peint des chats bleus qui accompagnent sa fille sur le chemin d’école. L’artiste aimerait que le chat bleu situé à ce croisement de la rue Jeanne d’Arc et du boulevard Vincent Auriol devienne un lieu de rendez-vous. Pendant la réalisation de l’œuvre, le maire a donné un coup de main pour terminer le fond bleu au rouleau et la nacelle est tombée en panne. Coincé, Jérôme Coumet a du appeler les pompiers pour descendre…
En arrière du chat, dominant le carrefour sur une façade en retrait qui donne sur le boulevard, Shepard Fairey qui signe « OBEY » a peint une Marianne sous la devise « liberté, égalité, fraternité ». En 2011, après les attentats de Paris, l’artiste a décidé d’offrir cette fresque aux Parisiens pour les soutenir à sa façon. Lui est originaire de Californie. Il y peignait des skate-board et contestait la politique de George Bush père. Il a repris les codes graphiques de ses peintures de skate pour ses fresques. Son portrait de Barak Obama, réalisé à la demande de l’équipe d’Obama, devient une signature graphique mondiale.
Plus bas sur le boulevard, un artiste portugais s’est inspiré des azulejos en utilisant la technique du pochoir, mais en ajoutant des déchirures pour donner une 3e dimension, réalisant ces failles à la bombe blanche à main levée. L’une des difficultés pour les artistes est le fait de travailler dans le très grand format ; recul difficile à avoir, même si la navette peut aider, cela n’empêche pas qu’il faille monter, descendre, monter et descendre à de nombreuses reprises. Parfois l’artiste travaille avec des carrés préliminaires.
En descendant le boulevard Vincent Auriol, une grande fresque « L’étang de Thau » de Victorien Liria, « MAYE ». Un homme, tatoué, chevauche un flamand rose. Influence de Dali. L’homme représenté a une bombe de peinture dans la main mais il en sort des papillons : il évoque ainsi le côté éphémère de la vie. Il tient des clefs : remerciements au maire qui lui a donné les clefs de la ville en lui permettant de peindre sa grande fresque. Le flamand rose représentent ses origines camarguaises. Avant d’être muraliste, il était tatoueur, d’où ceux qui figurent sur le bras de l’homme : et parmi ces tatouages il y a les prénoms des deux petites filles qui habitaient au 3e étage et qui parlaient avec lui pendant qu’il peignait dans sa nacelle. Ils ont sympathisé et c’est comme cela que l’artiste a décidé d’inscrire les prénoms de ces deux petites filles. Quant aux abeilles qui sortent de son chapeau, elles servent à alerter les gens sur leur disparition.
Au croisement du boulevard Vincent Auriol et de la rue Jeanne-d’Arc. « SETH », avec un enfant vue de dos et dont la tête se trouve dans un cercle jaune, qui est lui-même entouré par d’autres cercles. La fresque était ancienne mais l’artiste l’a reprise pour la compléter sur les immeubles environnants, notamment avec les cercles qui débordent sur les autres bâtiments, créant une anamorphose qui ne peut être vue parfaitement que depuis le carrefour où passe le métro aérien. Elle est quasiment terminée, l’artiste juché sur une très haute nacelle peignait les dernières couches de bleu...
Au 93 rue Jeanne d’Arc, encore un portrait de femme signé de Shepard Fairey. Elle regarde de bas en haut : c’est une incitation à l’optimisme.
Rue Jeanne d’Arc encore, une autre œuvre de Shepard Fairey « OBEY » (ci-dessous à gauche). De loin on dirait une grande fleur. C’était le visuel du Globe Earth Crisis suspendu à la Tour Eiffel lors de la COP 21. De près on voit une Tour Eiffel (Paris), puis deux mains avec des têtes de mort (action néfaste de l’homme), puis une carte du monde avec l’Europe au centre, puis une statue de la Liberté de New-York à moitié noyée, puis des puits d’extraction du pétrole, et enfin, de l’autre côté de la « fleur », des reflets de nappe de pétrole sur une mer qui semble pourtant paradisiaque avec ses palmiers.
Au 85 du boulevard Vincent Auriol, Conor Harrington a peint (ci-dessus à droite) « Etreinte et lutte », deux hommes enlacés dont chacun doit interpréter en les voyant si c’est une image de tendresse ou de lutte…
Juste à côté, l’artiste chilien « INTI » a peint une immense fresque, « La Madre secular 2 », une Madone avec une pomme, avec un « G » et une flèche sur la main, évoquant ainsi la gravité terrestre. Elle porte des bijoux : têtes de mort, avec des symboles religieux et, de l’autre côté, une planète et des éléments scientifiques comme des morceaux d’ADN etc ; c’est en fait le conflit entre science et religion. Sous son voile apparaissent des balles de pistolet : l’artiste dénonce les conflits (économiques et religieux). Le jaune évoque le soleil ; le violet le religieux. Les motifs géométriques sur les joues de la Madone reflètent l’inspiration chilienne.
En repartant en métro, on aperçoit une fresque de David de la Mano, le mouvement des masses humaines créant ici un profil géant. Toutes ces peintures sont bien faites pour être vues à hauteur du métro. Une initiation intéressante, merci Bénédicte, beaucoup promettent de revenir dans cet arrondissement ! Le mieux est de revenir à pied en prenant son temps, avec la guide ou son partenaire, de Fresh Street Art Tour Paris, un organisme qui propose également une initiation aux techniques du tag et du graffiti.
Et pour découvrir les artistes du 13e en détail : http://www.streetart13.fr et www.blog.stripart.com.
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Mon préféré est étreinte et lutte de Conor Harrington, que je ne me lasse pas de regarder. D'autres me séduisent beaucoup moins.
Je vis dans ce quartier et apprécie très abordable et sui n'hésite pas à retrousser ses manches.
Rédigé par : Bourbonbais | 03 octobre 2019 à 21:40