Je me suis réveillé mercredi matin avec une mauvaise angoisse, en entendant la radio annoncer simultanément les augmentations spectaculaires du carburant (+1 dollar le gallon) et la riposte des professionnels et usagers de la route qui lançaient un mouvement de grève des transports et de blocage des ronds-points : un nouvel épisode des gilets jaunes ?
Pourtant j’étais à Quito et me pensais loin de « tout ça »… Erreur ! J’avais commandé un taxi à 7 heures pour m’emmener au terminal routier et trouver un bus pour la région amazonienne. J’ai senti que ça n’allait pas quand le taxi est passé au milieu d’un groupe de ses collègues arrêtés sur le bord de la rue et qui le regardaient d’un air franchement hostile.
« Si ça ne vous fait rien on fait un détour chez moi pour changer de voiture, avec mon taxi jaune la dernière fois ils m’ont caillassé et brisé le pare-brise ». Évidemment avec une voiture banalisée ça passait mieux, mais on a quand même fait des détours par des quartiers perdus pour contourner barrages et embouteillages.
Ravi d’arriver finalement au terminal de Quitombe et dans un délai rapide, je le gratifie d’un bon pourboire et le laisse repartir avec son véhicule personnel. Fatale erreur ! Entré dans l’immense gare routière, je suis accueilli par des contrôleuses militantes et patibulaires munies de porte-voix qui expliquent aux arrivant qu’il n’y a plus de bus, tout est arrêté. « Es el paro », c’est l’arrêt total dans ce terminal.
Coincés dans cette souricière, et faute de taxis, nous sommes des centaines à nous entasser dans les trolley-bus qui repartent vers la capitale. On me dit d’essayer le terminal nord, celui de Cumbaya. Un premier trolley jusqu’à son terminus, puis un second, puis un troisième. A bord, les conducteurs qui assurent le service annoncent au micro les zones qui passent encore et les zones fermées. A la troisième étape j’apprends qu’il n’y a aucun bus pour la route de Coca, et j’essaie l’aéroport – mais comment y arriver ?
Je tente ma chance auprès d’un jeune qui a un pick-up et lui demande de m’aider. En négociant un bon prix (pour lui), on se met d’accord pour qu’il tente de trouver un passage vers l’aéroport. Autoroutes, échangeurs, routes de contournement, j’ai l’impression nostalgique d’être avec un chauffeur dans Beyrouth en guerre, cherchant où ça passe et où c’est dangereux. On essaie tout mais rien ne passe. Impression déroutante de faire demi-tour sur l’autoroute, avec des poids lourds en marche arrière. Sur un rond-point, des hôtesses de l’air en uniforme rouge ont l’air totalement affolées car elles comprennent qu’elles n’arriveront jamais à l’avion.
La capitale étant assiégée par de petits barrages de pneus en feu, dont on voit de loin les panaches de fumée noire, on fait demi-tour et je me retrouve quatre heures plus tard à l’hôtel. A la télé, une ministre intervient pour expliquer que la police a procédé à des interpellations et libéré des barrages pour défendre la sécurité des citoyens. Mais le mouvement est présent dans les principales province et les grands axes sont coupés, on voit des barrages et des pneus qui brûlent un peu partout dans le pays. La chaîne qui n’est sans doute pas anti-gouvernementale passe ensuite le portrait des dirigeants syndicaux en mentionnant leur casier judiciaire : ce ne sont pas des syndicalistes ouvriers mais les dirigeants des transporteurs routiers et des chauffeurs de taxi, et certains ont un pedigree impressionnant, notamment en évasion fiscale. Mais, insiste la télé, certains ont surtout fait campagne pour l’ex-président Correa, prédécesseur de Lenin Voltaire Moreno qui est aujourd’hui contesté. Le prix de l’essence est un argument explosif dans tous les pays et provoque la jonction des mécontents de tout bord. Souvenir, souvenir...
Le vieux centre de Quito, traversé ce matin en trolley et qui faisait ville morte avec tous les magasins fermés, est cet après-midi ceinturé de petits barrages de pierres et de petits feux qui dégagent une fumée acre. Hier déjà, j’avais été frappé de la différence sur la grand-place qui s’ouvre devant le siège présidentiel : l’année dernière on pouvait s’inscrire pour une visite du palais et si on avait un peu de chance on pouvait rencontrer le président Moreno, hier toute la place était interdite aux piétons et les badauds se pressaient sur la lisière sud du parc en regardant vers le palais.
Aujourd’hui ce sont les manifestant qui convergent de partout et occupent un périmètre entre le bas de la vieille ville et la voie rapide. Un ballet très classique entre manifestants armés de pierre et policiers montés sur de petites motos qui vont et qui viennent, mais aucune d’impression d’organisation. Des vendeurs de trompes et de drapeaux équatoriens, comme à un match de foot. Des jeunes avec le visage masqué, certains même tout en noir… Surtout, une absence de slogans cohérents, avec essentiellement « Perros » (chiens) lancé aux policiers et « Fuera » (dégage) sans doute à l’attention du président.
Et dans une rue perpendiculaire, sagement alignés, les taxis regardent les jeunes manifester pour eux derrière leurs bannières gauchistes en scandant « el pueblo unido jamas serà vencido ». Mais je constate que la police, qui semble avoir été ferme sur les barrages routiers selon la télévision, est ici nettement moins agressive avec ces jeunes manifestants eux-mêmes peu offensifs et je respire plus l’odeur des pneus que celle des grenades lacrymogènes.
Il y a même un jeune avec une banderole du PCML, le parti communiste marxiste-léniniste, et je m’abstiens de le féliciter pour être le seul léniniste de la manifestation. Il pourrait ne pas avoir le sens de l’humour. Cette conjonction entre gauchistes, chauffeurs routiers et de taxi et de mécontents structurels est consternante de naïveté et je finis par m’en aller d'autant que la pluie est froide et que tout ça peut déraper.
En remontant vers le square de la Alameda, j’aperçois un membre du service d’ordre de la manif qui détourne les voitures ; je me frotte les yeux, et pas à cause de la fumée : il porte un gilet jaune. Ma seule question maintenant est, égoïstement, de savoir combien de temps je vais rester bloqué ici au lieu d’aller courir le toucan et l’anaconda. En bon Léniniste je me demande « que faire ? »
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