
Dites, mais vous ne savez pas que le pays est presque en guerre ? Question d’un automobiliste s’étonnant de trouver un auto-stoppeur seul sur une route déserte et présumée fermée à trois heures du matin. Il n’a pas tort. Le retour à la « civilisation » quand on sort de la forêt profonde est particulièrement difficile en Équateur en ce moment de tension presque insurrectionnelle.

Mais commençons par le début de ce voyage assez peu touristique. Départ de la communauté Waorani de Bameno, sur le fleuve Cononaco, à 6 heures du matin. Penti, le chef, est venu s’assurer que tout était prêt dans la pirogue. Le pilote, Mauri, a emmené comme d’habitude sa famille, sa femme Laura, deux petites filles et un bébé de trois mois qui n’a pas encore de nom. Nous nous entassons avec les bagages, la nourriture pour midi, nos sacs et une bâche pour protéger le tout de la pluie.

Avec la pluie des derniers jours, le niveau du Cononaco a monté et la navigation est plus aisée même à contre-courant. Mais la crue a emporté des morceaux de rive avec leurs arbres, des troncs énormes se promènent à travers le courant. Le Cononaco est assez large pour que ces troncs n’obstruent pas son cours. Ce qui n’est pas le cas de la rivière Shiripuno, son affluent que nous remontons après cinq heures de navigation.

Là c’est une succession d’obstacles que nous devons affronter, comme si la nature avait malicieusement voulu apporter sa contribution aux barrages routiers généralisés dans le pays. Mauri arrive à en passer deux en force, en lançant la pirogue de toute la force de son moteur et en relevant l’hélice juste au dernier moment. Moments de suspense pour tous. D’autres troncs sont trop hauts et nous devons les contourner en cherchant d’autres bras de la rivière.

Ces manœuvres de contournement, avec le fait que la hauteur d’eau est très faible dans cette rivière, nous ralentissent et nous perdons le temps gagné dans la partie du Cononaco. Une pluie monstrueuse s’abat sur nous et nous en sommes à écoper tant et plus sans pouvoir nous protéger. C’est au bout de dix heures de navigation que nous arrivons trempés, à la tombée de la nuit, dans la petite localité de Shiripuno.
Une autre douche froide nous attend : la localité est isolée, la route est coupée dès sa sortie, et on nous indique qu’elle est ainsi interrompue par de nombreux barrages tout au long des 85 km, jusqu’au pont sur le Napo qui mène à Coca. Je parlemente avec les camarades du premier barrage en demandant si on passe à pied, et j’ai droit à des sermons sur le fait qu’en face on tire à vue, que l’armée tire sur les Indiens et qu’ils sont là non pas pour m’empêcher de passer mais pour ma sécurité. La virulence croissante des propos et la suspicion sur ma présence ici me forcent à battre en retraite, et je trouve une chambre dans le seul local qui est à la fois boutique, restaurant et hôtel.
Dîner rapide avec Mauri et sa famille, il vont dormir dans le petit bâtiment du « port », en fait une jetée sommaire pour les pirogues. Frustré à l’idée de rester bloqué plusieurs jours, je me couche à 8 heures et me relève… vers une heure du matin. Fin de la séquence illustrée, le reste se passe dans le noir ou presque.
Plus personne dans la rue ni au départ de la route. Tout le monde est parti se coucher. C’est une belle nuit de pleine lune, on y voit clair malgré un léger voile de nuages et, me souvenant que la nuit est une amie, je décide de partir à pied, mes vingt kilogs sur le dos. Je passe les deux premiers barrages dans un silence profond. Une demi-heure à marcher tranquillement au milieu de la chaussée et un super pick-up Chevrolet s’arrête avec trois personnes à bord. Je leur explique que je veux remonter vers Coca, ils me proposent de me prendre pour 20 à 30 km selon que ça passe ou pas. Mais comme la voiture est privée, ils me demandent 20 dollars, ce qui vu le contexte est raisonnable.
Ce sont trois employés d’une compagnie pétrolière. Le pompage a été arrêté depuis le début de la grève mais ils assurent la surveillance des stations de pompage. Et je suis frappé de voir, comme à l’aller sur cette route du pétrole entre Coca et Shiripuno, le contraste entre la mobilisation populaire le jour et le travail de nettoyage et de dégagement des troncs la nuit par les équipes des compagnies pétrolières.
Le pont qu’ils pensaient barré ne l’est pas : les manifestants ont laissé un simple dais en métal avec une tente, juste assez haut pour qu’une voiture passe dessous. On a gagné dix km ! Ils me déposent avant de bifurquer, et je reprends la route, accompagné des seuls aboiements de chiens dans les petites fermes que je longe. Parfois, des zones éclairées de lumière jaune éclairent la route : ce sont les installations pétrolières et les dépôts de camions-citerne. Le relief est accidenté, mes pieds apprécient peu cette marche en bottes de caoutchouc. En tout je marcherai trois heures, sans doute une dizaine de km, avant de voir passer à nouveau une voiture, un autre pick-up avec deux personnes.
C’est ce conducteur qui me demande ce que je fais là. Je lui explique ma tentative ma tentative d’arriver par petits bonds en auto-stop jusqu’à l’entrée du pont sur le Napo et d’arriver à pied à Coca, sur l’autre rive.
« Mais vous ne passerez jamais, même à pied, et les militaires vont vous fouiller et tout vous confisquer, peut-être même vous arrêter ! » Sur Internet j’ai vu comme tout le monde les violences des policiers et militaires contre les manifestants dans les grandes villes, mais j’ai du mal à imaginer ce degré de violence à Coca : la semaine dernière, le pont était barré par l’armée, mais les chauffeurs de taxi qui avaient fait leur propre barrage venaient discuter en plaisantant avec les militaires, et j’avais pu traverser le pont à pied en suivant d’autres piétons.
Comme il me propose de m’emmener pour ces 30 à 40 km restants, je me demande s’il n’essaie pas de dramatiser la situation pour me faire payer plus cher. Car il m’explique que comme la voiture n’est pas à lui, il doit me faire payer quelque chose. En démarrant, il appelle son frère qui est guide touristique pour lui demander conseil sur l’itinéraire et le prix.
Le guide explique longuement qu’il faut prendre un autre itinéraire pour éviter le grand pont, qu’il s’occupe d’organiser mon arrivée et qu’on peut conclure à 40 dollars. La perspective d’arriver jusqu’à Coca me réjouit et j’accepte évidemment, sans imaginer dans quelle équipée je me suis embarqué. Un peu plus loin ils quittent la route principale, bifurquent vers l’ouest par une piste terreuse qui traverse des sous-bois et dans laquelle le passage d’une voiture a été dégagé au plus juste dans les grands troncs abattus là. Je suis frappé par l’importance et la densité de ces barrages forestiers, mais ça passe !
Du vrai tout-terrain, avec de joyeuses embardées, je me demande encore où cela va me mener, mais il m’explique l’itinéraire organisé par son frère : rejoindre la route de Tena qui accède à Coca par le sud-ouest, descendre la rive du fleuve Napo par Las Palmas et Puma. Sa connaissance des pistes est extraordinaire car il prend les tournants dans le noir sans une hésitation, un vrai rallye. De temps en temps il appelle son frère en s’arrêtant près d’un relais téléphonique, et celui-ci le rassure sur mon recueil. Une vraie opération d’exfiltration.
Nous nous arrêtons pas loin de la rive du Napo, il cherche une plage, nom qu’on donne à ces morceaux de rive où les pirogues peuvent appuyer leur nez sur un bord boueux où l’on peut accéder en s’accrochant aux racines. Il trouve une corde et tire, c’est un petit radeau dont la vue me terrifie. Il me rassure : une vraie pirogue vient d’en face, de Coca, c’est son frère qui l’envoie. Petits signaux à la lampe de poche, on se salue, je lui paie la « course » qui en était une, et j’embarque avec un nouvel équipage. Moins d’un quart d’heure plus tard, et vingt dollars de plus qui en valaient la peine, nous accostons à un petit port à côté d’autres pirogues, en plein centre de Coca : « là tu montes en t’accrochant, en haut tu prends la rue en face de toi, deux feux rouge et tu trouveras ton hôtel à droite ».
Dernier conseil de ce guide aimable : « surtout si on t’arrête, ne dis pas que tu es touriste, tout le monde se méfie, ça fait bizarre de faire du tourisme. Dis que tu avais une mission chez les indiens ». Parfait, je vais dire que j’étais volontaire pour enseigner l’anglais aux Waorani de Bameno, il y en a régulièrement. Je ne vais évidemment pas dire que j’étais en repérage pour la prochaine saison du Bureau des Légendes !
L’hôtel me confirme que le pont est fermé. J’ai eu de la chance. Reste à m’installer à l’aéroport pour guetter le prochain vol pour Quito. Hier ils étaient annulés, entre le couvre-feu dans la capitale et l’impossibilité de circuler par ici, il n’y avait pas de passagers. J’y suis allé pour rien, c’est pareil aujourd’hui… Tout est suspendu aux nouvelles discussions avec le gouvernement, mais l’effervescence reste très forte, et les gens font des kilomètres de file pour avoir une goutte d’essence, qui n’arrive pas plus que le ravitaillement.

