Il est sorti de la forêt en courant vers moi, et en criant quelque chose. Un grand type barbu un peu hirsute, avec un chapeau de brousse, plutôt gringo qu’indien. Il m’a parlé en espagnol, puis en anglais, en me demandant si c’était vrai que j’attendais un avion et s’il pouvait venir aussi… C’était Emil.
L’homme des bois était un backpacker, un vrai, qui venait de passer dix semaines comme volontaire dans une communauté Achuar et depuis cinq jours remontait en pirogue le Pastaza, courant d’une communauté à l’autre en cherchant l’avion improbable pour revenir sur la terre ferme. Raison pour laquelle il était couvert de terre, n’ayant pratiquement pas pu se laver depuis qu’il avait quitté sa communauté de Suwa.
Cette rencontre insolite m’amusait d’autant que je commençais à m’ennuyer en attendant l’avioneta promise, et je ne savais pas encore que nous allions passer deux jours à bavarder sous le hangar au bord de la piste en scrutant le ciel et les bruits de moteur.
Le vieux routard hirsute et masqué par la poussière et la boue était en fait un jeune américano-danois de 24 ans, parti de chez lui en mars et qui avait déjà passé cinq semaines à Potosi en Bolivie puis trois mois à Puno au Pérou. L’année dernière, il avait déjà voyagé six mois entre Mexique, Guatemala, Nicaragua et Colombie. Et comme son pays préféré était la Colombie, il avait décidé d’y retourner et était maintenant pressé de retourner à Cali après être sorti d’Amazonie, avec même l’idée d’y rester une année entière, mais il n’avait pas encore de plan.
Ces volontaires sont de plus en plus nombreux à faire du tourisme hors des circuits organisés, en se branchant sur un site qui cherche des volontaires pour enseigner, notamment l’anglais, dans les communautés les plus reculées de tout, comme celle de Suwa où il venait de passer ses sept semaines. Suwa, une dizaine de familles et une centaine d’habitants, est plus grand que Napurak et se trouve à dix minutes de pirogue en aval sur le fleuve Pastaza, mais ne dispose pas d’une piste d’atterrissage.
Pour organiser le voyage de cette année, il a travaillé pour économiser et payer le transport et les déplacements, mais grâce au système de Workaway il est comme tous ces jeunes volontaires nourri et logé gratuitement dans les communautés auprès desquelles il assure de l’enseignement. Ses expériences ont été inégales, car bien entendu les communautés ne sont pas testées comme dans la plupart des sites de voyage, et il y a de bons comme de moins bons chefs de projet, de bonnes ou de moins bonnes communautés.
A Suwar, où plusieurs communautés indigènes sont mélangées, les enfants sont apparemment moins disciplinés qu’à Napurak, communauté uniquement Achuar, et il devait passer son temps à surveiller ses affaires car certaines avaient disparu. Mais il avait un mentor, Walter, qui a été un fabuleux guide et lui a fait découvrir la forêt, les traditions et même la fameuse Ayahuasca, plante hallucinogène que prennent les indigènes notamment pour leur passage à l’âge adulte. Il a également fait une expérience de méditation Vipassana au Costa-Rica, mais dans un centre genre baba cool occidental, rien à voir avec la culture amérindienne.
Notre longue conversation se faisait sur le bruit de fond de la cabine radio, où à tour de rôle les pères de famille se succédaient pour trouver un avion. « Aero Morona, Morona, de Napurak – Aero Sangay, Sangay, Napurak – Amazonia verde, verde, Napurak », avec le crachotement du squelch, et chacun venait ensuite nous rassurer : c’est confirmé, il va y avoir une avioneta. Ce soir peut-être, sinon demain à la première heure, etc.
Mais entre le mauvais temps chez nous ou sur les deux aérodromes de départ, Macas et Taisha, avec en plus la difficulté des liaisons radio intermittentes, notre avion devenait de plus en plus improbable. Lorsque nous sommes finalement partis le surlendemain, les villageois qui avaient mis un point d’honneur à boire la chicha en attendant avec nous pour nous tenir compagnie étaient aussi épuisés que nous, et nous ont vus partir avec un regret sincère mais aussi du soulagement !
Quant à moi, j’avais fait la découverte de cette nouvelle génération de routards qui voyagent hors des sentiers battus et hors des sentiers tout court, sans budget et en répondant aux demandes d’enseignants, sans que ni eux-mêmes ni leurs chefs de projet ne soient certifiés... Et je leur dois beaucoup de respect car pour ces petites communautés, où les enseignants sont eux-mêmes de culture indigène et souvent Shuar, l’enseignement de l’anglais est inaccessible alors que les enfants eux-mêmes le demandent, j’ai pu le constater. A Napurak ils avaient eu pendant quelques semaines Tim, un Australien, et se désespéraient d'en voir venir d'autres.
L’aventure ne s’arrête pas là : arrivés seulement dans l’après-midi dans la toute petite ville-aéroport de Taisha, à quatre heures de très mauvaise route de Macas, il fallait encore en sortir. Plutôt que de passer la nuit à Macas pour redémarrer au petit matin, Emil a proposé, en "vieux" routard, de prendre un bus pour Puyo (six heures de bus) un plus grand centre où il pensait qu’on trouverait un bus de nuit pour Quito : « comme ça tu rattrapes une journée et tu économises une nuit d’hôtel ». Sportif mais efficace, avec la correspondance à Puyo nous voilà arrivés à trois heures du matin dans une capitale déserte et très froide, où il n’y avait plus de couvre-feu mais où se balader était pour le moins hasardeux. Toujours sur ses conseils, nous allons à l’hôtel simplement déposer les valises en réveillant le gardien, « et on reviendra dans la matinée, comme ça on ne paie pas la nuit ».
Solidaire et ravi d’apprendre – on apprend à tout âge – je lui fais partager ma connaissance de Quito et nous allons nous promener dans la vieille ville où je lui signale les endroits à visiter de jour, puis nous gagnons la zone la plus sûre, celle du palais présidentiel, en croisant quelques SDF qui nous saluent comme des collègues. Enfin sur le coup de cinq heures et demie nous demandons à un taxi de nous déposer à un café ouvert, il y en avait un près d’une gare routière où nous avons mérité un gros petit-déjeuner, avec le premier café depuis longtemps.
Ayant rejoint l’hôtel plus tard, nous avons pris le temps de nous laver et de nous changer, ma première douche depuis dix jours, je n’osais pas imaginer de quand datait sa dernière, et j’ai failli ne pas le reconnaître en le retrouvant dans le hall. Journée passée rapidement, visite obligée au musée du chocolat, je l’ai laissé visiter le reste pour me concentrer sur une petite sieste, puis dîner dans un restaurant sur la colline au-dessus de l’hôtel avec vue panoramique sur la cathédrale.
Je l’ai raccompagné à la station de bus ce matin, il allait à la gare routière du nord pour gagner la frontière colombienne et de là Cali. Où il allait se poser mais ce n’était sans doute pas sa dernière destination. Par curiosité, j’ai été explorer le site Workaway, qui offre des « stages » dans le monde entier, et j’ai sélectionné Équateur/Amazonie : non seulement ce sont de toutes petites communautés sans moyens qui proposent d’héberger des enseignants pour plusieurs semaines, mais les commentaires de ceux qui y sont déjà passés sont inquiétants : « emportez une trousse de premier secours et des médicaments il n’y a rien et vous ne pourrez compter que sur vous-même. Accueil fantastique mais prévoyez de la nourriture car la leur ne vous suffira pas et vous aurez faim. Partez à deux c’est mieux que seul pour dormir au milieu de la forêt vierge ». Mais que de commentaires enthousiastes aussi, car ils trouvent le plus souvent un accueil qu’ils n’auraient eu dans aucune structure organisée.
Emil m’a aussi expliqué que ces volontaires qui parcourent l’Amérique latine échangent quand ils se croisent des trucs, des expériences, des bonnes adresses ou des adresses à éviter. Je suis prêt en tous cas à témoigner qu’à Napurak, si les conditions sont un peu spartiates, on est réellement bien accueilli et on jouit d’un site extraordinaire. Ce serait encore mieux s’il y avait un panneau solaire et de l’éclairage pour la case des hôtes ! Il paraît que c’est pour l’année prochaine…
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